Sur les hauteurs de Tannay : une vigne, un village, des siècles d’histoire

Tannay, balcon sur la Loire et vigie du Nivernais viticole

Perché à la lisière exacte du Nivernais et du Morvan, Tannay veille, tel un promontoire, sur la plaine de la Loire et la courbe tranquille de l’Yonne. Ce village de pierre blonde, posé à près de 275 mètres d’altitude, offre des panoramas qui s’étirent parfois jusqu’aux premiers contreforts du Sancerrois. Mais pour qui regarde les pentes autour, c’est moins le relief que la vigne qui frappe. Car Tannay, depuis plus d’un millénaire, incarne un cœur battant du vignoble nivernais — un haut lieu souvent méconnu, surgi des brumes et des rangs serrés de ce pays de l’entre-deux.

La région de Tannay n’a jamais rivalisé en célébrité avec Sancerre ou Chablis. Mais ici, sur ces coteaux argilo-calcaires, on cultive une singularité viticole, forgée au fil des siècles, mêlée d’histoire, de traditions, d’accidents parfois, et d’un lien particulier avec le fleuve, la terre et ceux qui la travaillent.

Des racines carolingiennes : la longue mémoire des vignes tannaysiennes

Les premières mentions de la vigne à Tannay remontent à l’époque carolingienne. Les archives de l’abbaye Saint-Martin de Nevers, signalent dès le IX siècle la présence de vignes appartenant aux moines, à la lisière de ce qui deviendra plus tard la "terre de Tannay". Les monastères et les seigneuries locales jouent alors un rôle capital dans la structuration du paysage viticole (source : Archives départementales de la Nièvre).

  • Au XII siècle, les vignobles nivernais s’étirent de Decize à Vézelay, couvrant près de 20 000 hectares (contre une centaine aujourd’hui).
  • Tannay dispose d’un privilège rare : ses vins sont exportés par voie fluviale jusqu’à Paris, via la Loire et l’Yonne, au point que le "vin de Tannay" est déjà reconnu au Moyen Âge, comme en témoignent les registres de la prévôté de Paris de 1382.
  • Les moines de la Chartreuse de Basseville, toute proche, participent activement au développement des vignes autour du village (engagement mentionné dans le Cartulaire du prieuré).

Élu par le relief, mais aussi par l’histoire, Tannay se forge très tôt une place particulière : son vignoble devient le marqueur identitaire de tout un terroir, dont la réputation dépasse, dès l’Ancien Régime, les simples frontières nivernaises.

Un terroir à part : géographie, sols et microclimat

Ce qui distingue Tannay, ce n’est pas seulement son passé, mais bien la nature même de ses terres. La vigne y trouve, depuis toujours, ce subtil mariage de calcaire du Jurassique, d’argile et de marnes, qui confère aux raisins un équilibre particulier.

  • Sols : principalement des calcaires durs marneux, propices à la vigueur du melon de Bourgogne et du chardonnay, cépages phares du secteur.
  • Expositions : le versant sud-sud-est garantit une exposition maximale au soleil, favorisant la maturité des grappes même lors des années froides.
  • Altitude : autour de 250 à 300 mètres — variation qui crée des nuances, entre fraîcheur sur les hauteurs et précocité dans le bas des coteaux.
  • Climat : influences continentales tempérées, avec des hivers rigoureux suivis de printemps précoces, le tout modéré par la proximité de la rivière.

Les experts s’accordent pour dire que Tannay possède une identité organoleptique singulière : une fraîcheur vibrante, des notes d’agrumes et de fleurs blanches, parfois une pointe saline, héritée du sol et du vent.

Les cépages : héritage et réinvention

À Tannay, plusieurs cépages ont disparu et ressurgi au fil du temps, reflet des grands mouvements du vignoble français :

  • Au XIX siècle, le melon de Bourgogne (cépage du Muscadet) domine, poussé par la demande des cafés parisiens.
  • Le chardonnay et le pinot gris restent bien implantés.
  • Après la crise du phylloxéra (1880-1890), le vignoble ne compte plus que quelques dizaines d’hectares. Un recensement de 1912 indique qu’il ne subsiste que 25 hectares déclarés à Tannay même (source : statistiques agricoles locales).
  • Depuis les années 1990, la revitalisation du vignoble passe par le retour au melon, au chardonnay, mais aussi à des essais de pinot noir, proposant désormais un vin rosé typique du nivernais.

Aujourd’hui, l’appellation IGP Coteaux du Tannaysien (créée en 1987, modifiée en 2009) regroupe huit communes autour de Tannay. On y trouve près de 37 hectares plantés — témoignage d’une renaissance viticole, modeste mais solide (source : INAO).

Vignerons et figures locales : histoires de transmission

Derrière chaque bouteille, il y a un monde de familles, de générations, de mains parfois usées, parfois déjà numériques : Tannay n’échappe pas à la règle. Mais ici, l’histoire garde un visage local, presque villageois.

  • La famille Leblanc, présente depuis le XVII siècle, a conservé dans ses archives des comptes rendus du paiement de la dîme en nature (donc en vin, au presbytère de Tannay).
  • En 1979, c’est l’arrivée de François Beaurenard, instituteur devenu vigneron, qui relaie le renouveau de la viticulture sur la commune. Son choix : redonner du prestige au melon de Bourgogne, convaincu que « le vin de Tannay peut retrouver le chemin des grandes tables ». À la fin des années 1990, lui et cinq autres familles replantent, ensemble.
  • Depuis 2015, une nouvelle génération (dont trois femmes vigneronnes jeunes diplômées de lycées agricoles régionaux) expérimente une viticulture bio sans désherbage chimique.

Anecdotes et petites histoires : le vin de Tannay dans la vie du village

Il existe à Tannay une « rue des Vignerons », vestige des anciennes maisons de vignerons, chacune dotée de sa cave et parfois d’un pressoir commun. On raconte qu’à la fin du XIX siècle, chaque noces donnait droit à une tournée générale pour tout le village : « Les barriques descendaient en cortège jusqu’à la salle municipale, et il ne restait rien avant la Saint-Martin ! »

Le 12 novembre 1693, un hiver précoce prit au dépourvu les vendangeurs. Un journal manuscrit signale : « la gelée surprit les vignes à midi ; on s’échauda les doigts à la flamme pour finir le dernier rang ». Un épisode qui accentua la réputation du vin, jugé « vif et sec, bon pour la santé de la poitrine » selon le médecin de l’époque, Louis Charrier.

Au début du XX siècle, le vin de Tannay se vendait mal en raison des crises et de l’exode rural. C’est l’arrivée du chemin de fer, en 1887, qui sauvera la production : le « train des tonneaux » partait chaque lundi pour Auxerre, où des négociants bourguignons l’achetaient pour leur consommation locale.

La renaissance du vignoble : un pari sur l’avenir

Si l’on ne retrouve plus, à Tannay, ces kilomètres de vignes qui modelaient la campagne d’avant 1914, c’est cependant l’un des rares villages du Nivernais à avoir maintenu une tradition viticole ininterrompue. La création en 1999 de la « Route des Coteaux de Tannay » et la multiplication des caves ouvertes expliquent en partie cette survie.

  • Le syndicat viticole local, fondé en 1981, compte aujourd’hui 28 membres, dont 17 exploitants directs (source : syndicat des vignerons du Tannaysien).
  • Plus de 11 000 bouteilles sont aujourd’hui produites annuellement, principalement en blanc sec et en rosé, mais aussi en rare rouge léger.
  • Une micro-cuvée dite "La Chartreuse", issue des parcelles historiques autour de l’ancien couvent, a été primée au Salon des Vins de France en 2022.

Le tourisme œnologique connaît un développement fort dès 2010 : visites guidées de caves, balades-dégustation autour du lac du Bourdon, et débats sur l’impact du changement climatique sur la vigne à Tannay sont désormais des rendez-vous annuels.

Tannay et son vignoble aujourd’hui : un patrimoine vivant à l’échelle du Nivernais

Tannay n’est pas simplement un producteur de vin : il incarne une résistance provinciale au risque de disparition des vignobles de terroir. La montée en puissance des coopératives, et l’attractivité nouvelle pour des jeunes exploitants, redonnent à la commune son identité de « petit Sancerre du Nivernais ».

Au confluent de la Loire et des traditions, Tannay est à la fois mémoire et avenir. Le vignoble y reste modeste, mais il attire une curiosité croissante, et fait figure de laboratoire pour l’ensemble du pays nivernais. Attentif aux transformations, aux savoir-faire, à l’esprit de village, il rappelle que la grandeur d’un lieu ne se mesure pas à la taille de ses parcelles, mais à l’histoire qu’elles portent, verre en main et regards tournés vers la Loire.

Pour aller plus loin :

Les archives

Exploration sensible du Nivernais Morvan : villes et villages qui font vibrer le territoire

Le Nivernais Morvan ne compte pas de métropoles flamboyantes. Ce sont les petites villes et les villages qui scandent l’espace, souvent perchés, toujours enracinés. Leur évolution reflète les grandes dynamiques de la région : d...

Les vallées du Nivernais : artères vivantes du territoire et de son organisation

Au cœur du Nivernais, la vallée n’est jamais un simple creux dans la carte : elle structure l’espace, sculpte les paysages, dicte l’histoire des hommes. À l’échelle de la Nièvre, on dénombre plus de...

Reliefs et paysages du Pays Nivernais Morvan : diversité, histoire et identité d’un territoire singulier

Lorsqu’on arpente les chemins du Morvan, on est frappé par le contraste entre la douceur de ses collines et la puissance tranquille de ses crêtes. Ce massif appartient à la grande famille des montagnes anciennes françaises, à l’instar...

Du bocage aux plaines ouvertes : mutations et défis des paysages agricoles dans le sud Nivernais

Cheminer dans le sud Nivernais, c’est traverser une mosaïque de contrées, de l’opulent bocage du Bazois aux vastes ouvertures de la vallée de la Loire. Ce territoire, à la fois porte et cœur du Nivernais...

Luzy, pierre vivante du Nivernais : comprendre l’architecture singulière d’une ville morvandelle

Luzy, bourg du sud nivernais, intrigue les voyageurs attentifs. Ville au carrefour du Morvan et de la vallée de l’Arroux, elle semble à la fois marquée par l’empreinte de la ruralité morvandelle et par le souffle — parfois...