Les vallées du Nivernais : artères vivantes du territoire et de son organisation

L’eau, la topographie : le berceau d’une organisation spécifique

Au cœur du Nivernais, la vallée n’est jamais un simple creux dans la carte : elle structure l’espace, sculpte les paysages, dicte l’histoire des hommes. À l’échelle de la Nièvre, on dénombre plus de 3 000 kilomètres de cours d’eau, une densité remarquable en France (source : DREAL Bourgogne-Franche-Comté, 2022). Le relief compartimenté du Nivernais, faire de bosses et de creux, favorise la formation de nombreuses vallées aux profils variés, du fond large et ouvert de l’Yonne aux gorges encaissées de la Canche ou de la Cure.

Ces vallées agissent comme des axes naturels, conditionnant non seulement l’écoulement de l’eau mais aussi celui des hommes et des activités. Selon l’Inventaire du patrimoine naturel de la Nièvre (2013), la quasi-totalité des villages anciens du département s’est implantée à proximité immédiate d’une vallée ou sur un rebord de plateau dominant un talweg : ainsi, Montsauche-les-Settons borde la vallée de la Cure, tandis que Corbigny veille sur l’Anguison.

Les cartes de Cassini du XVIIIe siècle témoignent déjà d’un découpage du territoire marqué par le réseau hydrographique, préfigurant la structure des bourgs et des axes de circulation que l’on observe encore aujourd’hui.

Implantation humaine : villages-rivières, fermes isolées, forges et moulins

C’est un fait constant : dans le Nivernais, la vallée appelle l’habitat. Par nécessité — l’eau pour boire, irriguer, faire tourner les moulins — mais aussi par commodité, les fonds de vallée sont des lieux privilégiés d’installation.

  • Villages “rivières” : Le long de la Nièvre d’Arzembouy à St-Benin-d’Azy, il n’est pas rare de croiser, à intervalles réguliers, de petits villages-rubans qui épousent la rivière et la route qui la longe.
  • Fermes et hameaux dispersés : Plus haut sur les versants, on observe une multitude de fermes isolées ou de minuscules hameaux, souvent installés sur des replats, au-dessus des crues.
  • Patrimoine industriel : Les moulins à eau sont une clef de lecture du territoire. En 1840, on dénombrait plus de 300 moulins dans la Nièvre, principalement situés dans les vallées du sud Morvan et le bassin de la Loire (source : Archives départementales de la Nièvre).

Au XIXe siècle, le développement de la métallurgie rurale et des forges, tel qu’à Guérigny, doit tout à la présence de vallées facilement aménageables en étangs et biefs, maîtresses des énergies locales avant l’ère industrielle. Une citation tirée des notes de Prosper Mérimée, inspecteur général des Monuments historiques en visite à Guérigny en 1837, résume bien cet héritage : “Ici l’eau commande, l’homme module. Tout ce qui s’élève, forge ou hameau, répond à la lente patience des rivières.”

Des axes de passage et d’échanges : routes, canaux, chemins de halage

La structure des vallées du Nivernais explique pour une grande part la trame des grandes routes et son histoire des échanges.

  • Le canal du Nivernais (1784-1843), ouvrage emblématique, épouse le lit de l’Yonne sur plus de 174 km. Conçu pour le flottage du bois du Morvan vers Paris, il a profondément marqué la vie économique et l’urbanisation des villages qu’il traverse, favorisant Châtillon-en-Bazois, Clamecy ou Decize.
  • Les routes historiques suivent majoritairement les lignes de vallées : la RN 151, héritière du chemin d’Orléans à Nevers, longe souvent la Loire et ses affluents, tandis que la petite D 500 file à travers la vallée de l’Anguison, jadis chemin fréquenté par les mulatiers.
  • Les voies de communication anciennes épousent la topographie. Les chemins de halage, aujourd’hui prisés des randonneurs, étaient essentiels pour le commerce du bois, du charbon de bois, du vin et du grain.

L’historien Christian Pfister notait en 1905 que “dans la Nièvre, la carte politique fut longtemps dictée par la carte naturelle : la vallée devait ordonner le bâti, le pouvoir suivre l’eau”.

Paysages agricoles et diversité écologique : organisation spatiale et logique fonctionnelle

La vallée nivernaise ne se réduit pas à une simple cuvette humide. Elle fait éclater une mosaïque de milieux et façonne des paysages différenciés, lisibles encore aujourd’hui dans le parcellaire : prairies inondables en fond de vallée (notamment dans la vallée de l’Aron), labours sur terrasses alluviales, boisements sur les pentes. Les étages de versants dictent une organisation agricole du territoire, observable sur les cadastres du XIXe siècle.

  • Prairies humides : Riche biodiversité (orchis, fritillaires), support de l’élevage charolais dès le XVIIIe siècle.
  • Terrasses alluviales : Cultures vivrières, potagers familiaux, traces de vignes aujourd’hui disparues sous la Révolution phylloxérique (fin XIXe siècle).
  • Coteaux boisés : Réservoir de boisement semi-naturel (chênaies, charmaies), véritables sentinelles de la biodiversité nivernaise selon le Conservatoire botanique national du Bassin parisien.

Le morcellement du terrain, renforcé par la géométrie contrainte des vallées, façonne des exploitations d’une taille souvent modeste. Cette diversité spatiale, intrinsèquement liée à la topographie, explique encore aujourd’hui la variété de morphologies rurales (granges-étables à double entrée, hameaux ramassés ou linéaires, etc.).

Légendes, mémoire collective et enjeux contemporains

La vallée, axe de vie, a nourri le récit collectif nivernais. Nombreuses sont les histoires de crues et d'orages qui changent le cours des choses. La “crue du siècle” sur l’Yonne en 1910 reste dans toutes les mémoires, avec le témoignage de François Piedallu, habitant de Corbigny : “L’eau monta si haut qu’on ramait dans la Grand’Rue. Mais jamais la vallée ne reprit vraiment son lit — elle en gardera la mémoire, et nous la prudence.” (extrait de l’ouvrage collectif “Témoignages des grandes eaux”, 1984).

Aujourd’hui, les enjeux se renouvellent : gestion du risque inondation, réhabilitation écologique des ripisylves, circulation douce au long des anciennes voies. Les Comités de bassin Loire-Bretagne multiplient les études d’aménagement équilibré, tandis que sociétés et associations locales, telles que “Aux sources du Nivernais”, s’emparent de la question paysagère comme dispositif de valorisation du territoire.

Quelques regards croisés : cartes anciennes et lectures contemporaines

Observer l’évolution des cartes, c’est lire la superposition des couches d’organisation territoriale. La carte de Cassini (XVIIIe) rend tangible l’omniprésence des vallées, tandis que la carte IGN d’aujourd’hui insiste sur la continuité écologique et la desserte routière.

  • Le “liseré bleu” comme guide : Sur la carte IGN, la vallée s’impose : l’Yonne, la Cure, l’Aron, la Nièvre de Champlemy. Les villages concentrés, les axes sinueux, y trouvent leur sens.
  • Évolution de la trame viaire : De l’ancien chemin de Saint-Jacques à la Voie Verte sur l’ancien canal, la vallée reste colonne vertébrale.
  • Territoires d’innovation : Le Grand Projet de Parcours Écologique du Val de Loire prend appui sur le lit majeur des vallées nivernaises pour repenser les mobilités douces et le tourisme lent (source : Département de la Nièvre, Projet 2021-2027).

L’étude “L’eau et les hommes dans la Nièvre” (Collectif, Actes Sud, 2017) rappelle combien les dynamiques actuelles, qu’il s’agisse du climat, du tourisme ou de la mémoire paysagère, ne peuvent se comprendre sans ce substrat séculaire imposé par le découpage des vallées.

Vers d’autres possibles : repenser le territoire à travers ses vallées

Si les vallées nivernaises ont modelé la géographie, l’économie et le tissu social depuis les temps anciens, elles dessinent aussi l’avenir. À l’heure où le Morvan et la campagne nivernaise cherchent de nouveaux équilibres — revitalisation des bourgs, protection de la ressource en eau, développement d’un tourisme soucieux des lieux —, la vallée demeure la clef de voûte.

Marcher au fil de l’Yonne ou de la Cure, c’est lire à ciel ouvert l’histoire d’un territoire dont l’organisation spatiale, loin d’être figée, continue d’évoluer au gré des usages, des climats et des rêves d’habiter autrement.

Pour aller plus loin :

Les archives

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