Ruisseaux cachés, bocages révélés : l’influence des eaux du Haut-Morvan sur le paysage

Petites eaux, grands territoires : comprendre l’entrelacs du Haut-Morvan

Au premier abord, le Haut-Morvan impose ses forêts, ses escarpements, ses landes sylvestres. Mais à qui sait regarder, c’est l’eau qui mène la danse. Ce massif ancien, berceau de tête de bassins, est littéralement dentelé de centaines de petits ruisseaux qui serpentent dans le secret des fonds de vallon. Leur maillage serré, souvent invisible à l’œil pressé, est pourtant la clé de voûte de la structure paysagère du bocage morvandiau.

De la source des Beuvronnes à Roussillon-en-Morvan jusqu’au flot vif de la Cure et de l’Yonne, le Haut-Morvan présente une impressionnante densité hydrographique : près de 730 kilomètres de « petits cours d’eau » recensés rien que sur le cœur du Parc naturel régional, selon l’Atlas du Morvan (source : PNR Morvan). Ce sont là les artères silencieuses qui, depuis des millénaires, structurent la vie et la forme des paysages bocagers environnants.

La main de l’eau : formation naturelle du bocage

Le bocage tel qu’on le connaît aujourd’hui résulte d’un mariage patient entre l’action de la nature et celle des paysans. Mais sans les ruisseaux, pas de bocage. Voici pourquoi :

  • Découpage du relief : Les ruisseaux du Haut-Morvan découpent le massif en vallons parallèles, séparant les plateaux et modelant une mosaïque de petits versants. Cette fragmentation naturelle a imposé des parcelles irrégulières, bordées de haies qui suivent les lignes d’eau et les points d’humidité.
  • Humidité et pâtures : À proximité immédiate des ruisseaux, le sol reste frais l’été et résiste davantage à la sécheresse. Les prés de fond de vallée, nourris par la nappe phréatique, ont favorisé l’élevage bovin et le maintien de prairies naturelles — ingrédients essentiels du bocage morvandiau.
  • Formation des murgers et talus : Les pierres sorties des champs ou charriées par les crues servaient à monter des murgers (murets de pierre sèche), souvent directement sur le bord des ruisseaux, dessinant une armature quasi végétale autour de la trame d’eau.

La relation n’est donc pas unidirectionnelle : les paysans, s’adaptant à la morphologie imposée par l’eau, ont cultivé un paysage qui en épouse la moindre souplesse. De vieilles cartes d’état-major (fin XIXe siècle) révèlent la quasi-coïncidence entre réseaux de haies bocagères, sentiers et veines d’eau (Bibliothèque nationale de France).

D’un ruisseau à l’autre : histoires et anecdotes autour des cours d’eau

Dans ce pays de sources, chaque ruisseau porte sa mémoire, son usage, et parfois son mystère. Quelques faits vifs illustrent ce lien charnel :

  • À Montsauche-les-Settons, la rivière Cure donnait son nom à de minuscules affluents que les habitants nommaient ruisseaux du Tourmentin ou de la Maladrerie, car ils servaient jadis de limite sanitaire durant les épidémies (source : Mémoire du Morvan).
  • Au XIXe siècle, certaines « levées » (digues) bocagères copiaient précisément la forme sinueuse du ruisseau en l’accompagnant jusqu’à la source – ce sont ces haies « rivières » qu’on observe encore près de Moux-en-Morvan.
  • Dans des actes paroissiaux du XVIIIe siècle, on mentionne de « vieux saussaies » (plantations de saules) toujours positionnées près des bras d’eau du fond de vallée, essentiels pour la vannerie locale.

Ces anecdotes témoignent à la fois de l’utilité du ruisseau comme borne, ressource et parfois tabou : dans nombre de bourgs, il n’était pas rare qu’une fontaine, croisée près d’un ru, fasse l’objet d’offrandes propitiatoires jusqu’au début du XXe siècle.

Les ruisseaux comme gardiens de biodiversité bocagère

Au-delà de leur influence paysagère, les ruisseaux du Haut-Morvan sont de véritables réservoirs biologiques. Le Conservatoire d’espaces naturels de Bourgogne compte aujourd’hui 221 espèces végétales et animales liées au cortège des ruisseaux bocagers morvandiaux (CEN Bourgogne).

  • Hêtres rivulaires et aulnaies : Les arbres de bords de ruisseau, tels les saules et aulnes glutineux, forment des ripisylves linéaires, véritables corridors écologiques. Ils protègent la microfaune et stabilisent les berges.
  • Mares et abreuvoirs : Les petits étangs, mares et gouilles creusés pour l’abreuvement des troupeaux, sont souvent alimentés par ces mêmes ruisseaux, offrant niche à la salamandre tachetée (Salamandra salamandra) et divers amphibiens endémiques.
  • Faune rare : Le nacré de la sanguisorbe, papillon protégé, exige précisément ces prairies humides du bocage rivulaire — sa zone cœur est localisée le long des affluents du ruisseau de Gouloux.

Ce paysage-grille, ce tissu végétal unique, n’existerait pas sans l’H2O silencieuse mais omniprésente. L’hydrologie façonne ici la biodiversité, en particulier à l’interface entre les prairies de fauche, les talus boisés et les haies vives.

Trames historiques : ruisseaux, frontières et usages anciens

Les petits cours d’eau du Haut-Morvan n’ont pas structuré que la topographie — ils sont aussi à l’origine de nombreuses limites sociales et administratives.

  • De nombreux cadastres napoléoniens montrent encore la séparation des « finages » (territoires communaux) précisément suivant le lit des ruisseaux — la Cause à Saint-Léger-Vauban, la Dragne à Glux-en-Glenne.
  • Dès le Moyen Âge, les ruisseaux étaient autant utilisés pour le fonctionnement de moulins que pour la délimitation des fiefs et forêts. Une enquête du bailliage de Château-Chinon en 1695 cite près de 32 moulins à eau sur des ruisseaux longs de moins de 8 kilomètres.
  • Les « droits de pacage » étaient concertées habituellement sur les parcelles riveraines, offrant ainsi une cohésion sociale centrée sur la gestion commune de l’eau, enjeu majeur d’organisation collective (source : Archives départementales de la Nièvre, cotes 128 E 142–148).

La toponymie locale reflète également cet héritage : Beaucoup des micro-toponymes inscrits sur les cartes IGN renvoient directement à l’eau, comme « La Fosse aux Prêtres », « La Queue du Ruisseau », ou « Le Pré au Moulin ».

Enjeux contemporains : quel avenir pour la trame bocagère hydrique ?

Le paysage bocager du Haut-Morvan, aussi immuable qu’il paraisse, a connu de profondes mutations au XXe siècle. Selon une étude de l’INRA (2010), la perte de linéaire de haies sur certaines communes peut atteindre jusqu’à 48 % entre 1950 et 2010, du fait du remembrement, de l’évolution des pratiques agricoles et du drainage excessif de zones humides.

  • Assèchement partiel des têtes de bassin : Accéléré par le dérèglement climatique, ce phénomène entraîne la diminution des petits ruisseaux temporaires, perturbant l’alimentation des prairies bocagères et la biodiversité rivulaire.
  • Effacement de haies et talus : Les haies jadis plantées pour contenir l’eau ou délimiter pacages ont parfois disparu, réduisant la résilience du système paysager face aux crues et sécheresses.
  • Nouvelles formes de gestion : Initiatives récentes de plantation de haies plessées, restauration de mares et de ruisseaux, émergent depuis 2017 sous la houlette du Parc naturel régional et des associations locales, dans l’esprit des « trames vertes et bleues » nationales.

Sur le terrain, ce sont parfois les éleveurs eux-mêmes qui constatent le bénéfice de ces restaurations : meilleur maintien de l’humidité, lutte contre l’érosion, retour d’espèces comme le cincle plongeur ou la loutre sur certains affluents du Ternin (source : Observatoire de l’eau du Morvan).

Regarder autrement les paysages bocagers du Haut-Morvan

Marcher le long d’un ruisseau du Haut-Morvan, c’est lire à livre ouvert toute la formation, la mémoire et l’avenir du bocage. Ceux qui arpentent les chemins du côté de Brassy ou du cirque de la Champeau remarqueront ces « haies-méandres » qui suivent obstinément l’eau, ces saules têtards rémanents, ou ce filât d’eau, discret mais fondateur.

Que l’on soit géographe, naturaliste ou simple promeneur, les ruisseaux sont les véritables épines dorsales du paysage, dictant le réseau de haies, de champs, mais aussi l’histoire villageoise, l’artisanat et la sociabilité paysanne d’hier à aujourd’hui. À l’heure où la gestion de l’eau redevient cruciale, il n’est pas inutile de rappeler la profonde sagesse à l'œuvre dans le dialogue séculaire entre bocage et ruisseau — creusé de main d’homme, mais toujours mené par la logique de la vallée et le clapotis du ru.

Les archives

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