Quand bois et haies dessinent le Morvan : la force modelante des bocages et des forêts

Aux origines d’un paysage, entre histoire et géographie

Avant de marcher sur ces terres, il faut les imaginer nues. Au temps de César, le Morvan apparaissait aux yeux des Romains comme un massif de « forêts inextricables et de marais » (cf. Jules César, La Guerre des Gaules), repaire d’« hommes des bois ». L’alternance de plateaux, de vallons et de buttes, combinée à un sol acide et granitique, a déterminé très tôt la vocation sylvestre et bocagère de cette région. Le mot bocage vient d’ailleurs du vieux français « bosc », le bois, ce qui en dit long sur leur entremêlement.

C’est à l’époque médiévale que s’installe la trame du bocage nivernais : les communautés rurales, cherchant à protéger leurs terres du vent, du bétail errant ou des regards, dressent des haies vives et montent des murets. Ce patchwork de prés, de chemins cabossés et de rideaux d’arbres deviendra l’un des signes distinctifs du Pays Nivernais Morvan. À la fin du XIXe, plus d’un tiers de la surface du Morvan est encore couverte de forêts ; une proportion qui a progressé depuis.

Aujourd’hui, le pourcentage de surface boisée dans le Morvan est de près de 45% (Parc naturel régional du Morvan, 2022). Et les bocages structurent encore la majorité des vallées, dessinant un damier vu du ciel.

Bocages : des clôtures vivantes porteuses d’histoires

Fonction et évolution du bocage

Le bocage du Morvan, ce sont des kilomètres de haies mêlant houx, charme, chêne, noisetier ou prunellier, souvent accompagnés de vieux frênes têtards. Ces haies plessées avaient un triple rôle :

  • Protéger les prairies du bétail et du vent (un rôle crucial pour les cultures et les éleveurs locaux),
  • Baliser les limites du parcellaire, véritable cadastre naturel,
  • Offrir du bois (pour le chauffage ou l’outillage) et des ressources alimentaires (noix, fruits),

Une enquête de l’INRA (2014) chiffrait la densité de haies dans le Morvan oriental à 87 m par hectare — contre 30 à 50 m/ha dans de nombreux bocages de la France atlantique (source : INRAE, Haies et bocages).

Anecdotes et mémoire paysanne

Chaque haie raconte une histoire locale. À Roussillon-en-Morvan, on montre encore une vieille haie creuse, où selon la tradition, des maquisards auraient échappé aux Allemands en 1944. Dans la commune voisine de Montsauche, certains anciens souviennent des concours de « plessage » des haies, savoir-faire reconnu et transmis de génération en génération (témoignage recueilli en avril 2022).

Le bocage a aussi structuré la sociabilité : les haies, là où elles sont basses, favorisaient les discussions entre voisins ; là où elles étaient épaisses, elles protégeaient les secrets de famille.

La forêt morvandelle : un monde à part entière

De la forêt matrice à la forêt mosaïque

« La forêt du Morvan, c’est une forteresse dont on n’a jamais fait le tour. » écrivait l’archiviste Jean-Louis Neufbourg, au début du siècle dernier. Sa diversité tient à une histoire longue, entre usages traditionnels et exploitations modernes.

  • Essences principales : Chêne sessile, hêtre, charme dominent les forêts anciennes, tandis que le pin sylvestre est introduit massivement au XIXe siècle (notamment pour soutenir les industries du bois et de la mine).
  • Surface : Le Morvan compte environ 220 000 hectares de forêts (source : Parc naturel régional du Morvan), dont près de 80 000 hectares en résineux — ce qui lui vaut parfois le surnom de « Poméranie française » dans les vieux ouvrages sylvicoles.
  • Dominance privée : 88% du massif est en propriété privée, avec une mosaïque de milliers de petites parcelles, conséquence de plusieurs siècles de morcellement successoral.

Forêts et récits populaires

La forêt a toujours été un espace double : ressource et refuge. On a extrait le fer des sables du Haut-Folin, abattu des chênes pour la marine royale, collecté la mousse et les champignons à l’automne. On y a aussi transporté la mémoire de la Résistance, notamment à la Futaie des Écureuils (commune d’Ouroux), où les clandestins se sont cachés dès 1943.

Les conteurs du Morvan disent d’ailleurs qu’il n’y a pas de bois sans histoire, et chaque « coupe » dans la forêt réveille la parole des anciens : celle qui rappelle le sabotier d’Anost, les derniers bûcherons d’Ouroux, ou les temps où le bois était charrié sur les flots de la Cure.

Impact des bocages et des forêts sur la biodiversité

Le Morvan, par la complémentarité de ses bocages et de ses bois, abrite une faune et une flore extraordinaires. Ce maillage offre des corridors écologiques propices à la circulation du vivant :

  • Mammifères : Chevreuils, renards, mais aussi la loutre d’Europe, espèce protégée qui recolonise la vallée de l’Yonne (source : LPO Bourgogne, 2023).
  • Oiseaux : 141 espèces recensées, dont le rare Pic noir et la chouette de Tengmalm — qui privilégient les vieux arbres isolés dans les haies ou les lisières (Parc du Morvan : faune locale).
  • Flore : Présence du sabot de Vénus, une orchidée aussi discrète que précieuse, observée dans les clairières bocagères et certaines hêtraies du Haut-Morvan (INPN).

Les bocages filtrent les eaux de ruissellement et empêchent l’érosion ; les forêts maintiennent des nappes et tempèrent le climat local. Ces deux milieux s’entremêlent pour former ce qu’on nomme aujourd’hui une infrastructure verte à l’échelle du paysage.

Les défis actuels pour les bocages et les massifs forestiers

Agriculture et pressions modernes

Le XXe siècle a vu régresser les haies sous le coup du remembrement : environ 25% des haies ont été arrachées dans le Morvan de 1955 à 1995 (source : Observatoire des bocages de Bourgogne, 2017). Pourtant, on assiste localement à un lent retournement : des éleveurs remettent à l’honneur les techniques anciennes, comme le « bocage pâturé », et des associations d’agroforesterie plantent de nouvelles haies, conscientes de leurs rôles écologiques et paysagers.

  • Soutiens publics : Le dispositif MAEC (Mesures agroenvironnementales et climatiques) accompagne depuis 2015 la plantation de haies.
  • Initiatives citoyennes : Citons l’association « Haies et bocages en Morvan », qui a permis la plantation de 27 km de haies ces six dernières années.

Forêts sous tension : le défi de la diversité

Le développement des plantations monospécifiques de conifères, amorcé au XIXe siècle, atteint aujourd’hui ses limites écologiques : le pin douglas, certes rentable, fragilise certains sols et menace la diversité du sous-bois. La tempête de 1999 a également mis en lumière la vulnérabilité du massif à ces pratiques.

Des propriétaires forestiers, parfois organisés en GIEEF (groupements d’intérêt économique écologique forestier), expérimentent une gestion plus diversifiée, inspirée des forestiers allemands — alternance de taillis et de futaies mixtes, ouverture de clairières, conservation d’îlots de vieux bois, etc.

Quels équilibres pour demain ?

Les débats sont vifs entre partisans de la sylviculture intensive et défenseurs du « bien commun » forestier. Mais l’enjeu principal reste le maintien, voire la restauration, d’un maillage bocager et forestier continus, pour soutenir la biodiversité, la qualité de l’eau, la beauté du paysage — autant de valeurs inscrites dans la charte du Parc naturel régional du Morvan.

Un habitant de la Petite-Verrière résume d’ailleurs ainsi la situation : « Si tu enlèves les haies du Morvan, ce n’est plus le Morvan ! »

Regard d’avenir : bocages et forêts, modèles d’inspiration

Le paysage du Nivernais Morvan n’est ni figé ni replié sur son passé. Ici, le dialogue entre le sauvage et l’humain reste fécond : les bocages continuent à raconter la patience des générations, les forêts à offrir leur fraîcheur et leurs promesses d’exploration. De plus en plus de professionnels s’appuient sur cette matrice locale — agriculteurs, forestiers, naturalistes, artisans — pour défendre un modèle de gestion durable qui puisse servir de référence à d’autres territoires ruraux.

Ceux qui s’y promènent aujourd’hui ne sont plus forcément d’ici. Ils y viennent pour retrouver un rythme, une proximité, une leçon de paysage. Le Morvan oblige à ralentir, à ouvrir les yeux et à entendre ce que le vent raconte en passant dans les branches ou les haies plessées. Loin d’être de simples décors, bocages et forêts sont le cœur battant du territoire, à la fois mémoire collective et promesse d’avenir.

Les archives

Reliefs et paysages du Pays Nivernais Morvan : diversité, histoire et identité d’un territoire singulier

Lorsqu’on arpente les chemins du Morvan, on est frappé par le contraste entre la douceur de ses collines et la puissance tranquille de ses crêtes. Ce massif appartient à la grande famille des montagnes anciennes françaises, à l’instar...

Ruisseaux cachés, bocages révélés : l’influence des eaux du Haut-Morvan sur le paysage

Au premier abord, le Haut-Morvan impose ses forêts, ses escarpements, ses landes sylvestres. Mais à qui sait regarder, c’est l’eau qui mène la danse. Ce massif ancien, berceau de tête de bassins, est littéralement dentel...

Marcher dans les bocages de Corbigny : miroir vivant de l’âme nivernaise

Autour de Corbigny, petite ville à la lisière du Morvan et du Bazois, se déploient des kilomètres de bocage, ce maillage de haies, de prairies et de bosquets qui semble découper le paysage en une mosaïque...

Du bocage aux plaines ouvertes : mutations et défis des paysages agricoles dans le sud Nivernais

Cheminer dans le sud Nivernais, c’est traverser une mosaïque de contrées, de l’opulent bocage du Bazois aux vastes ouvertures de la vallée de la Loire. Ce territoire, à la fois porte et cœur du Nivernais...

Au fil de l’eau : rivières et étangs qui dessinent le Nivernais Morvan

Le Nivernais Morvan, si souvent évoqué comme un pays de forêts et de collines, est avant tout une terre d’eaux. Ses paysages, modelés depuis des millénaires par l’action discrète mais persistante des rivières...