Marcher dans les bocages de Corbigny : miroir vivant de l’âme nivernaise

Le bocage : un décor fondateur entre Morvan et Nivernais

Autour de Corbigny, petite ville à la lisière du Morvan et du Bazois, se déploient des kilomètres de bocage, ce maillage de haies, de prairies et de bosquets qui semble découper le paysage en une mosaïque de verts. Ici, la campagne ne s’étire pas en plaines nues. Elle s’enroule, se replie, se découpe en parcelles où l’histoire rurale s’est ancrée. Mais le bocage n’est pas qu’une affaire de paysage. Il raconte une façon de vivre et d’occuper le territoire, il façonne la culture locale autant que les pratiques agricoles. Pour comprendre le Nivernais et le Morvan d’aujourd’hui comme d’hier, regarder le bocage, le parcourir, c’est approcher ce qui distingue la région, et sentir pourquoi ses habitants y tiennent tant.

Origines et évolution du bocage autour de Corbigny

Une (très) longue histoire agricole

Le bocage n'est pas né par hasard. Dans cette région, ses racines plongent dans le Moyen Âge, lorsque l’essor du bétail a transformé la physionomie des campagnes. Dès le XIII siècle, la progression de l’élevage bovin et le besoin de délimiter pacages et propriétés poussent les paysans à ériger des haies vives — principalement de charmille, d’aubépine et de prunellier (source : Comité du Patrimoine rural du Conseil départemental de la Nièvre). Ces haies sont à la fois barrières efficaces contre le bétail, coupe-vent et réserve de bois. Jusqu’au XIX siècle, chaque village façonne ainsi un patchwork aux contours irréguliers : ici, une prairie entoure les fermes, là une pièce de bois, un pré, un champ. Si l’on consulte les cartes anciennes, comme l’Atlas de Trudaine (vers 1745), on y lit déjà ce morcellement qui persiste encore aujourd’hui.

  • Au XVIII siècle, plus de 60 % de la surface autour de Corbigny (soit près de 12 000 hectares) est couverte de pâturages bocagers (source : Archives départementales de la Nièvre).
  • La Révolution Française introduit la notion de propriété individuelle, ce qui va renforcer la tradition des parcelles closes de haies : le cadastre napoléonien en garde la trace (1812 pour Corbigny ; voir archives.gouv.fr).

L’après-guerre et le « remembrement », ou la survie du bocage

Les années 1950-1980 voient ailleurs le bocage reculer : dans la Nièvre aussi, le remembrement — politique d’agrandissement et de rationalisation des exploitations — arrache des kilomètres de haies. Pourtant, autour de Corbigny, l’ampleur du phénomène reste limitée : la polyculture-élevage se maintient, et l’histoire familiale de la petite propriété freine la disparition du paysage bocager. D’ailleurs, selon l’INRA (2015), la Nièvre conserve près de 35 000 km de haies, dont une bonne moitié autour de Corbigny et de ses villages satellites (Saint-Saulge, Marigny-sur-Yonne...).

Les fonctions multiples du bocage : au cœur des usages locaux

Réservoir de biodiversité : l’autre richesse du bocage

Promeneur matinal, il n’est pas rare de surprendre une chevrette (femelle du chevreuil) fuyant à travers les haies, ou d’entendre le loriot fredonner à la belle saison. Le bocage nivernais héberge près de 120 espèces d’oiseaux nicheurs, contre 70 à 80 dans les zones de cultures « ouvertes » voisines (source : Ligue pour la Protection des Oiseaux). Les vieux arbres têtards, particularité du paysage, sont des refuges pour la chouette hulotte, la sittelle torchepot, ou encore la fameuse lucane cerf-volant. Outre la faune, la diversité végétale est remarquable : plus de 60 espèces d’arbustes recensées autour de Corbigny selon une étude de la Société d’Histoire Naturelle d’Autun.

  • Rôle de corridor : Les haies relient bois, étangs, rivières, permettant aux animaux de circuler — un cas d’école pour l’écologie du « bocage corridor ».
  • Lutte contre l’érosion : Les racines stabilisent les sols argilo-calcaires, évitant la boue en hiver et la sécheresse excessive en été.
  • Pourvoyeur de ressources : Jadis, chaque haie « nourrissait » la ferme : bois pour la cuisson, tisanes d’aubépine, mûres pour les tartes, lierre pour l’alimentation d’hiver des chèvres.

Un héritage social et culturel : la haie comme marqueur

Dans la mémoire locale, le bocage a toujours été plus qu’un « décor ». Jusqu’au XX siècle, la plupart des mariages se célébraient entre familles dont les « champs touchaient », formant un enchevêtrement d’intérêts, de disputes et de solidarités, où la haie était à la fois frontière et lieu d’échange. On dit ici qu’« on n’épouse jamais plus loin qu’on ne peut entendre le coq » : formule qui prend tout son sens dans les villages entourant Corbigny. Des fêtes communales aux travaux des champs (lire le roman Paysans de Jules Renard, originaire de Chitry-les-Mines), le bocage structure les rythmes de la vie, la transmission des savoir-faire : taille de la haie à la main, pratique du « plessage » (tressage vivant), surveillance du troupeau au fil des « chemins bleus » (nom local des sentiers bordés de haies).

  • Le bocage et le parler nivernais : Des dizaines de termes spécifiques naissent de cette vie bocagère : « muret », « fouillets », « bise », « courtil », « taillis ». Ces mots ponctuent encore la mémoire des anciens (voir Dictionnaire du parler nivernais-morvandiau, Armand Bénin, 1999).
  • L’imaginaire local : La haie est le théâtre des contes, des légendes (la « Dame blanche d’Anost », le loup caché près d’une brèche…), inscrivant le bocage dans un univers mi-réel, mi-fantasmé.

Bocages et défis contemporains : identité, agriculture, attractivité

Un paysage menacé, mais une identité en défense

La modernisation agricole et les pressions économiques (la Nièvre a vu disparaître 65 % de ses exploitations entre 1970 et 2010 – source : Agreste) fragilisent le bocage. Les micro-exploitations, qui entretenaient les haies, disparaissent ou fusionnent, rendant les linéaires bocagers plus difficiles à entretenir. Pourtant, une conscience patrimoniale forte anime la région. De nombreuses associations, à l’image de l’« Association pour la sauvegarde du bocage nivernais », œuvrent activement pour la valorisation : chantiers participatifs, circuit de randonnée thématique (voir « Le Sentier des Haies », lancé en 2020), et documentation citoyenne. La commune de Corbigny a également intégré la conservation des haies dans son Plan Local d’Urbanisme (PLU), interdisant leur arrachage sans autorisation motivée.

Bocage et valorisation touristique : un atout pour demain

Les paysages bocagers deviennent aussi un argument pour l’attractivité territoriale. Le développement du tourisme vert (gîte, randonnée, cyclotourisme) s’appuie sur cette singularité locale. Selon la Maison du Tourisme du Morvan, la balade en bocage représente près de 30 % des séjours dans la région. Des artistes, photographes mais aussi néo-ruraux viennent s’inspirer de ces paysages à échelle humaine, où la sensation d’intimité domine sur la vision grandiose des grands espaces.

  • Le GR13 et les « chemins creux » : L’un des tronçons les plus appréciés, entre Corbigny et Saint-Révérien, suit d’anciens « chemins creux » encaissés dans le bocage : marche sur de la terre foulée depuis le Moyen Âge !
  • Gastronomie et identité : Les produits issus du bocage (charolais, fromages, miel, fruits rouges) renforcent cette identité « terroir » que recherche aujourd’hui le visiteur comme l’habitant.

Au fil de la haie : un paysage vivant, un patrimoine partagé

Au-delà de la carte postale, le bocage autour de Corbigny est un paysage vivant : il évolue, il se réinvente. Il incarne cette capacité du Morvan et du Nivernais à s’adapter — sans perdre ce qui en fait la saveur, la mémoire et la cohérence. Représentatif de l’identité locale, il l’est par sa ténacité, sa diversité, sa modestie aussi. Ce n’est pas le paysage spectaculaire, c’est le paysage habité : celui qu’on traverse sans bruit, mais qui imprime une marque profonde à ceux qui y vivent comme à ceux qui le découvrent. Les bocages, on le comprendra ici, ne sont pas une survivance du passé. Ils témoignent d'une osmose toujours à refaire entre homme et territoire, entre nature et culture. Marcher à travers eux, c’est approcher ce miracle silencieux d’un équilibre patiemment construit, et d'une identité locale qui croit à la valeur du lien — autant qu'à celle du temps long.

Les archives

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