Plateaux granitiques du Haut-Morvan : histoires de sols, de forêts et d’hommes

Le socle granitique du Haut-Morvan : une armature géologique singulière

Situé au cœur de la Bourgogne, le Haut-Morvan, surnommé « la montagne qui ne voulait pas en être une », déploie ses reliefs doux et ses hauts plateaux sur un socle ancestral de granite. Ce massif, l’un des plus anciens de France, est le résultat d’une histoire géologique mouvementée : plissements hercyniens, refroidissements, glaciations. D’une altitude moyenne de 500 à 700 mètres et ponctué de sommets approchant 900 mètres – tel le Haut Folin, point culminant de la région à 901 mètres – le plateau granitique du Morvan se distingue nettement des paysages calcaires qui l’entourent.

La carte de Louis Graves éditée en 1843 (Gallica) fait déjà apparaître ce « noyau central », notant la présence de « terrains primaires formés d’un granite compact ». Cette structure géologique, loin d’être invisible, s’exprime dans la topographie, les eaux, et… l’occupation du sol.

Des sols maigres et acides : contraintes et opportunités pour l’agriculture

Du granite, le sol hérite sa texture grossière, son acidité, sa pauvreté en éléments nutritifs. Sous la mince pellicule d’humus, c’est souvent la roche mère ou, tout au plus, une terre sablo-limoneuse offrant peu de rétention d’eau. Dès le XIX siècle, les notaires ruraux du Morvan notaient que « la terre n’y donne que de l’herbe, et de la rude » (Statistique du département de la Nièvre, 1825).

  • Le pH acide (souvent inférieur à 5,5) limite le développement de nombreuses cultures.
  • Les terres sont difficiles à travailler et se prêtent mal à la céréaliculture extensive.
  • Les saisons fraîches et un climat arrosé (jusqu’à 1 500 mm de précipitations par an selon Météo France) renforcent la nature inhospitalière du sol pour l’agriculture classique.

Ainsi, le paysage agricole du plateau granitique contraste avec celui des vallées alluviales voisines. On y retrouve surtout des prairies naturelles, dédiées à l’élevage bovin – la fameuse charolaise y paît, mais aussi des races plus rustiques adaptées aux conditions difficiles, à l’image de la « Morvandelle » aujourd’hui disparue. Les cultures maraîchères ne subsistent que grâce à des amendements répétés, comme le rapportait encore le Journal d’agriculture pratique de 1887.

La forêt : héritière et conquérante des plateaux

Bien que le Morvan ait été partiellement déboisé au Moyen Âge, la forêt a repris ses droits partout où l’homme s’est résigné devant la minceur des sols. Plus de 50 % de la superficie du Haut-Morvan est aujourd’hui couverte de forêts (source : Parc Naturel Régional du Morvan, 2022).

  • Le hêtre, chêne, bouleau s’y sont implantés de longue date, formant de vastes futaies et taillis.
  • Le pin sylvestre, introduit à partir du XIX siècle, y occupe désormais une place importante, suivi par le douglas dans la deuxième moitié du XX siècle.
  • On note la présence de “bois paysans” (petites parcelles diversifiées) et de grandes forêts domaniales, telles que celles d’Anost ou du Haut-Folin.

Cette expansion forestière résulte d’une dynamique très ancienne. Les paysans du Morvan, face à la stérilité relative du granite, optaient pour une exploitation mixte – champs, prés, bois. Comme l’écrivait un ancien maire d’Arleuf dans une lettre de 1879 : « La forêt, c’est notre garde-manger en hiver et notre banque en été, car on y taille le bois et on y mène paître les chèvres. » Aujourd’hui encore, la forêt – surtout privée – façonne la trame du plateau, fournit du bois de chauffage, de construction, alimente les scieries de Château-Chinon et permet le développement de sentiers de randonnée, comme le fameux GR13.

Organisation du bâti et des villages : une adaptation aux contraintes du plateau

Aux confins des plateaux, les villages du Haut-Morvan s’agencent selon des logiques dictées autant par l’eau, la roche que par les usages anciens. Contrairement aux bourgs alignés des plaines, ici les hameaux se dispersent, s’alignant souvent sur les rebords de plateau pour tirer parti de sources ou ruisseaux naissants, ou se perchent sur des éminences granitiques, à l’image du mont Beuvray.

  • Les assemblages de maisons collent à la roche, profitant de l’orientation sud-ouest, à l’abri du vent du nord.
  • Le granite est utilisé comme pierre de construction – murs, linteaux, dalles de cour, abreuvoirs –, visible dans l’architecture des villages (cf. le patrimoine bâti de Saint-Léger-sous-Beuvray, inventaire de la DRAC Bourgogne-Franche-Comté, 2015).
  • Les toitures en ardoise ou en lauze soulignent l’abondance locale des matériaux et l’influence du climat.

Un des effets directs du granite sur l’occupation humaine est la répartition des habitats : les fonds de vallée, trop humides ou inondables, sont évités ; la vie se concentre sur les replats, où l’on trouve les anciennes fermes dites « à court » et une église souvent ceinturée de son cimetière, selon l’usage médiéval. La dispersion des hameaux reste un trait constant du paysage (50 % de la population morvandelle vivait hors des bourgs au début du XX siècle selon les recensements de l’INSEE).

L’eau et le granite : sources, tourbières et barrages

Le granite du Haut-Morvan joue un rôle central dans la circulation de l’eau. Imperméable, il fait ruisseler les eaux de pluie, est à l’origine de nombreuses sources, ruisseaux et rivières – l’Yonne, la Cure, le Cousin y prennent racine. Les tourbières, quant à elles, s’installent dans les cuvettes colmatées de granite décomposé, retenant l’eau en surface et abritant des écosystèmes rares (source : Conservatoire botanique national du Bassin parisien).

  • Ce tissu hydrographique a modelé le Morvan comme « château d’eau de la Bourgogne ».
  • La géologie granitique permit la création de grands lacs artificiels (Settons, Pannecière...), à des fins hydraulique et énergétique, dès la fin du XIX siècle.
  • L’accès à l’eau a, de tout temps, conditionné le choix des parcelles cultivées comme des implantations villageoises.

En 1850, l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées Pierre-Michel Nivet écrivait dans son rapport sur les Settons : « Nulle part le granite n’a été plus favorable à la création de réserves qu’ici, où la faible porosité du sol permet l’étang sans grands travaux. » C’est ainsi que des pans entiers du plateau furent inondés et transformés en réservoirs essentiels pour la Seine et ses affluents.

Pratiques et transformations récentes : entre permanence et recompositions

L’influence du granite du Haut-Morvan perdure, mais l’occupation des sols n’est pas figée. Après la crise agricole du XX siècle et l’exode rural, plusieurs dynamiques sont à l’œuvre :

  • Forestation : La part des boisements – notamment en douglas – augmente encore (près de 10 000 hectares plantés entre 1977 et 2012, selon l’IFN).
  • Retour à la nature : De nouveaux arrivants, souvent citadins, rachètent d’anciennes fermes, remettent en culture des parcelles en friche ou développent l’agroforesterie.
  • Gestion de l’eau et zones humides : Des initiatives de préservation et de restauration des tourbières et petits ruisseaux voient le jour (projets Life+ Tourbières du Morvan, menés par le Parc Naturel Régional).
  • Tourisme rural et sentierisme : Les plateaux, longtemps considérés comme inhospitaliers, sont redécouverts pour la beauté de leurs espaces préservés, leur patrimoine culturel et naturel.

L’occupation des sols évolue au rythme du regard sur ce socle granitique : là où la pierre imposait la dure loi du possible, elle est devenue promesse de beauté, de diversité, mais aussi de fragilités. La reconquête de certains espaces par la forêt, la rareté des grandes cultures céréalières, la permanence des chemins muletiers (notamment autour de Saint-Brisson ou Chiddes), tout cela témoigne d’une adaptation où la géologie est autant contrainte qu’opportunité.

Regards d’hier et d’aujourd’hui : récits croisés et transmissions

L’histoire du Haut-Morvan se joue sur ce socle dur, à la fois obstacle et mémoire. L’écrivain Pierre-Jakez Hélias, de passage dans le Morvan dans les années 1960, notait : « Ici la terre est mère et marâtre, elle retient, elle repousse, elle rappelle. » Les paysages ouverts, ponctués de chaos granitiques — à la Pierre-qui-Vire, aux Rochers du Carnaval — sont autant de pages d’un livre ouvert où s’inscrivent successivement défrichement, pastoralisme, exode, retour du sauvage.

  • Le granite et son cortège de landes, de bruyères et de myrtilles forment un patrimoine naturel que les nouvelles générations redécouvrent (programmes scolaires du Parc du Morvan, témoignages d’enseignants locaux).
  • La toponymie révèle la prégnance du socle : “La Roche”, “Le Mont”, “La Pierre” jalonnent les cartes IGN de la région.
  • Quand la pierre affleure, c’est tout un imaginaire – et une économie – qui s’est structuré, des pierres à légendes (comme la Pierre de la Vouivre) à l’extraction de moellons pour la construction des villes voisines aux XIX et XX siècles.

Finalement, l’influence du granite morvandiau sur l’occupation des sols se lit dans chaque haie, chaque pâturage, chaque sentier serpentant entre des blocs moussus. Aujourd’hui, alors que se pose la question d’une gestion durable du territoire, ce vieux socle impose encore ses rythmes, appellent à la patience et au respect — « Ici, on marche doucement. On regarde. On raconte. »

Sources principales : Parc Naturel Régional du Morvan, IFN, Météo France, archives départementales de la Nièvre et de la Saône-et-Loire, Géoportail, études de la DRAC Bourgogne, extraits d’ouvrages anciens numérisés sur Gallica.

Les archives

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