L’Aron, fil vivant : impacts agricoles et sociétaux d’un bassin sur Decize et ses environs

Introduction : L’eau, matrice du pays et des hommes

À observer une carte ancienne du Nivernais, le regard suit naturellement le tracé capricieux de l’Aron, modeste rivière venue des terres granitiques du Morvan, serpenter jusqu’à Decize avant de retrouver la Loire. Si elle semble d’une apparence tranquille, l’Aron porte sur son modeste bassin une histoire dense, celle d’une eau omniprésente, modelant les paysages, déterminant les usages agricoles et rythmant la vie des habitants. L’influence du bassin de l’Aron autour de Decize rend compte d’un dialogue continu entre nature, économie et société, dialogue ancien, parfois conflictuel, mais toujours fécond. Décryptons cette relation à travers les siècles, du bocage morvandiau aux grandes prairies inondables, des moulins d’hier aux enjeux d’aujourd’hui.

Le bassin de l’Aron : géographie, réseaux, spécificités

L’Aron prend sa source près de Crux-la-Ville, dans un massif aux sols pauvres mais boisés, recevant les eaux des affluents venus du Morvan (l’Alène, la Canne notamment). Sur un peu plus de 100 kilomètres, son bassin s’étend sur plus de 1 200 km², traversant à la fois les contreforts du Morvan, la plaine nivernaise, puis le val de Loire. Avec un dénivelé modéré, son cours connaît de nombreux méandres, sur des sols argilo-limoneux particulièrement sujets aux engorgements — faisant régulièrement de l’Aron une rivière tourmentée lors des crues printanières ou automnales (source : carte IGN, Banque Hydro, données DREAL Bourgogne).

  • Débit moyen : 6,3 m³/s à Decize (chiffres Banque Hydro, station N1072010, période 1980-2020)
  • Principaux affluents : l’Alène, la Canne, la Dragne
  • Population concernée : près de 25 000 habitants vivent dans la zone d’influence directe
  • Surface agricole utile (SAU) du bassin : environ 48 % du territoire (source : Agreste, 2019)

Le bassin de l’Aron, ce n’est pas seulement un “réseau” d’eau : c’est une maille vivante, qui façonne tout un écosystème social et productif.

Les prairies, richesse vivante : l’Aron et l’élevage autour de Decize

Historiquement, l’Aron structure l’agriculture locale par ses zones inondables, générant des prairies naturelles exceptionnelles autour de Decize, Thianges, St-Léger-des-Vignes ou Dornecy. Ces prairies humides, régulièrement submergées, servent depuis des siècles à la fois de foin nutritif pour l’élevage bovin et de zones de pâturage libre :

  • En 1927, on estimait à plus de 4000 hectares les prairies humides “soumises à crues” sur le secteur Decize-Imphy (source : Bulletin de la Société d’Agriculture de la Nièvre).
  • La tradition du bœuf charolais doit en partie à ces pâtures généreuses. Plusieurs familles d’éleveurs installées dans la vallée de l’Aron relèvent encore, aujourd’hui, l’importance de ces coupes tardives de foin humide, notamment pour le renouvellement des trayons et la finition charolaise, réputée tenir “au gras du marais”.

Au XX siècle, alors même que certains voulaient drainer pour « assainir », l’attachement aux prairies s’est maintenu, preuve en est la création de la zone Natura 2000 « Prairies inondables de la vallée de l’Aron » (plus de 1560 ha protégés entre Champvert et Devay ; Inventaire national du patrimoine naturel). On retrouve là encore cette frontière délicate entre la tentation de la mécanisation/extensification et l’économie d’un élevage adapté à la ressource hydrique.

L’eau ménagée, l’eau régulée : irrigation, gestion et conflits d’usages

Ici, le mot “canal” prend tout son sens. Dès le XIX siècle, la question du partage — voire du captage — des eaux fait débat entre agriculteurs (pour l’irrigation ou l’abreuvement du bétail), industriels (textile, papeteries, minoteries sur la basse vallée), et la navigation (avec le canal du Nivernais, achevé en 1842). Évoquons trois exemples :

  • L’arrosage gravitaire : dès 1860, plus de 18 km de rigoles secondaires s’étendaient sur le secteur entre Cercy-la-Tour et Imphy, permettant en période sèche de détourner partiellement l’eau de l’Aron pour abreuver prairies et potagers (Archives départementales de la Nièvre, série S).
  • Les conflits d’irrigation, surtout durant l’été, regorgent d’anecdotes consignées dans les registres municipaux — ainsi, à Champvert en 1907, l’ouverture intempestive d’une “vanne de sauvegarde” créa une discorde houleuse entre riverains (témoignage recueilli auprès de la famille Gauthier, souvenir transmis oralement).
  • La crainte de la pollution agricole, récurrente dès les années 1970 : avec l’augmentation de l’apport d’engrais azotés sur la zone de St-Léger-Narcy, de multiples campagnes d’analyses relèvent des pics de nitrate supérieurs à 20 mg/L sur certains captages entre 1985 et 2005 (Rapport DREAL Bourgogne 2008).

La gestion de l’eau du bassin reste un sujet collectif, alliant syndicats intercommunaux, agences de l’eau et associations locales, avec des arbitrages constants entre production, écologie et solidarité hydrique.

Le canal du Nivernais : une artère technique et sociale, d’hier à aujourd’hui

Percé pour alimenter en flotte les flottageurs du bois entre le Morvan et Paris, le canal du Nivernais double « géométriquement » l’Aron sur une trentaine de kilomètres, de Cercy-la-Tour jusqu’à Decize. À la charnière du siècle industriel, ce canal reconfigure le paysage agricole et social :

  • Nouvelle organisation du travail : entre 1850 et 1910, des centaines d’ouvriers et d’artisans saisonniers affluent lors des dragages ou réparations, transformant temporairement la vie du bourg (cf. « Le Canal, une saga ouvrière », La Vie Nivernaise, 1986).
  • Modernisation : les fermes riveraines bénéficient peu à peu d’un accès facilité aux marchés de Decize, puis de Nevers, par le biais du cabotage et des points de halage (témoignages recueillis lors d’une table ronde au musée de Decize, 2018).
  • Sécheresses et incidences récentes : depuis les années 2000, la gestion de la ressource partagée lors des périodes de basses eaux devient cruciale ; la navigation de plaisance impose désormais de nouveaux prélèvements à concilier avec les besoins agricoles (cf. Rapport Eau Loire-Bretagne, hydrologie 2022).

Des villages et des hommes : micro-histoire et usages populaires

Au-delà du paysage, l’Aron façonne aussi la vie sociale et culturelle des localités qui bordent son lit. Quelques récits de terrain illustrent cette symbiose :

  • Les “décemmentés” de Decize : le surnom donné jusqu’au XIX aux habitants vivant de la pêche, de la coupe de roseaux ou du ramassage du cresson en milieu humide (voir « La vie fluviale à Decize », Joseph Regnier, 1929).
  • L’usage des lavoirs et pêcheries collectifs : jusqu’aux années 1960, chaque village tentaculaire (Sauvigny, Verneuil) possédait ses installations ; une source de sociabilité, d’échange et de transmission orale, aujourd’hui célébrées lors de fêtes annuelles ou de balades patrimoniales (Inventaire du patrimoine communal de la Nièvre, 2012).
  • La mémoire du “grand débordement” : la crue exceptionnelle de février 1966, qui fit sortir l’Aron de son lit sur plus de 900 ha entre Champvert et Decize, reste souvent invoquée par les anciens comme repère dans le calendrier agraire et familial (témoignage collectif, recueil Morvan-Mémoire, 2006).

Entre fragilités et enjeux d’avenir : l’Aron, une vigilance partagée

  • Menaces sur la biodiversité : une quarantaine d’espèces patrimoniales dépendantes des marais et prairies humides subsistent (fritillaire pintade, râle des genêts), menacées par les changements de pratiques agricoles et le reboisement spontané (see INPN, étude 2019-2021).
  • Pression hydrologique : trois étés sur dix, depuis 1994, le débit de l’Aron à Decize descend sous 2,5 m³/s, entraînant des restrictions temporaires importantes (Banque Hydro N1072010).
  • Initiatives locales : Groupements d’agriculteurs, associations CPIE Pays Nivernais Morvan et municipalités développent des mesures favorisant la polyculture, la gestion différenciée des zones humides, le maintien de haies et talus, mais le rapport reste fragile (voir Réseau Zones Humides, 2021).

À l’heure où le changement climatique accentue la variabilité des régimes hydriques, le bassin de l’Aron devient alors un révélateur, local, des tensions et des capacités d’adaptation d’une société agricole, mais aussi d’une ruralité qui cherche à équilibrer mémoire et avenir.

Un territoire-atelier : apprendre de l’Aron, aujourd’hui

À Decize et dans les villages voisins, l’Aron irrigue bien plus que les prairies : il féconde aussi la conversation et les initiatives. Réunions d’information sur l’eau à la Maison de l’Environnement, promenades naturalistes, échos de projets pédagogiques portés par des classes de primaire ou des groupes d’adultes autour du cycle de l’eau… Sur les rives de l’Aron, l’ancienne frontière entre “maître du marais” et “habitants du sec” se brouille peu à peu au profit d’une compréhension partagée, plus fine, des conditions de vie locale.

Le bassin de l’Aron influence l’agriculture, le tissu social, mais il façonne aussi la façon qu’ont les habitants de se souvenir, d’inventer, et de s’ajuster à une géographie singulière, qui lie production, solidarité et précaution. Il y a, dans chaque chemin creux, chaque gué, chaque prairie inondable de ce bassin, la trace d’une adaptation collective à un territoire où l’eau n’est ni une ennemie, ni une servante, mais bien un patrimoine partagé – toujours en chantier.

Pour aller plus loin

  • Banque Hydro, station N1072010 “Aron à Decize” : hydro.eaufrance.fr
  • INPN Natura 2000 Vallée de l’Aron : inpn.mnhn.fr
  • Rapports Agreste Bourgogne-Franche-Comté (2019), DREAL Bourgogne
  • Ouvrages historiques “La vallée de l’Aron et Decize”, J. Regnier, 1929
  • Association CPIE Pays Nivernais Morvan : cpie-pnm.org
  • Réseau Zones humides Bourgogne : reseauzoneshumides-bourgogne.org

Les archives

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