De la montagne à la Seine : l’Yonne, une rivière née du Morvan et forgée par les hommes

Aux racines de l’Yonne : où naît-elle vraiment ?

La question peut sembler anodine. Pourtant, demander où prend source l’Yonne, c’est aussitôt plonger dans la géographie intime du Morvan, dans ce réseau touffu de forêts et de landes d’altitude qui n’a jamais aussi bien porté son surnom de « château d’eau de la Bourgogne ». À l’écart des axes majeurs, sous la couverture presque continue des hêtres et des sapins, se trouve la Fontaine de l’Yonne, à 738 mètres d’altitude, sur le flanc nord du mont Préneley, sur la commune de Glux-en-Glenne. Il ne suffit pas d’un sentier balisé pour s’en approcher ; c’est un lieu qu’on devine davantage qu’on ne le conquiert.

Il n’est pas rare de croiser des marcheurs cherchant une plaque commémorative, un oratoire de pierre perdu ou ces simples mares tapissées de feuilles mortes qui annoncent la source. Comme l’écrivait Pierre Poupon, grand chroniqueur des rivières bourguignonnes, « ici, tout commence et tout s’oublie en même temps, dans le murmure du ruisseau neuf » (in Le Morvan, Cœur secret de la Bourgogne, 1966).

  • Altitude de la source de l’Yonne : 738 mètres
  • Coordonnées exactes : 46°56′37″N 4°00′50″E
  • Commune : Glux-en-Glenne, département de la Nièvre

Cette source, c’est une goutte d’eau parmi d’autres, car autour, ce sont des dizaines de petits ruisseaux qui sourdent du granite morvandiau — Cousin, Cure, Anguison, toutes ces rivières qui finiront elles aussi par offrir leurs eaux à l’Yonne. À bien des égards, c’est le point zéro d’un réseau complexe, tissé par un socle géologique ancien, favorisé par de fortes précipitations (plus de 1200 mm/an localement, selon Météo France, soit bien plus que le reste de la Bourgogne).

Pourquoi le Morvan ? La géographie expliquée

Le Morvan doit sa richesse hydrologique à une rencontre : celle de son relief granitique (hérité du Massif central) et d’un climat frais et humide. Ici, la roche dure affleure, empêchant l’eau de s’infiltrer profondément. Elle ruisselle, s’accumule dans les combes, perle au pied des collines. La conformation de la montagne oriente naturellement ces eaux vers la vallée de l’Yonne, dont la naissance même ne doit rien au hasard.

  • Le « Château d’eau » régional : Le Morvan contient les sources non seulement de l’Yonne, mais aussi de la Cure, de l’Arroux (affluent de la Loire) et de la rivière Ternin.
  • Le rôle du socle granitique : Imperméable, il favorise la multiplication des résurgences, nourrissant en permanence les têtes de bassin.

Au XIX siècle, les géologues de l’École des Mines le notent avec précision : « La densité du réseau hydrographique du Morvan n’a pas d’équivalent en Bourgogne ; cette disposition explique le débit élevé de l’Yonne à l’entrée dans la plaine d’Auxerre » (Jean-Baptiste Élie de Beaumont, Essai sur la Structure du Morvan, 1855).

L’Yonne, colonne vertébrale d’un territoire : carte à l’appui

La rivière, née au cœur du Morvan, parcourt 292 kilomètres avant de se jeter dans la Seine à Montereau-Fault-Yonne. Mais sur ce trajet, elle sculpte d’abord la Nièvre, traverse le département qui porte son nom, fertilise, encadre, structure. Cette présence a dessiné des paysages et organisé la vie des hommes autour de ses méandres.

  • Villes traversées : Château-Chinon (par sa vallée), Clamecy, Auxerre et Sens.
  • Affluents majeurs recueillis : Cure, Beuvron, Serein, Yonne bourguignonne et Parisienne.

Une carte d’état-major de 1867 (Archives départementales 58) montre déjà une vallée densément peuplée où moulins, prairies et forges se juxtaposent au fil de l’eau. De tout temps, villages et bourgs se sont installés près d’elle, parfois au prix d’inondations. L’Yonne assure « la prospérité et le péril, tout à la fois », écrit un certain curé Métais de Clamecy en 1812.

La grande histoire du flottage de bois : des forêts du Morvan à Paris

S’intéresser à l’Yonne, c’est raconter un pan entier de l’économie rurale : le flottage du bois. Dès le Moyen-Âge, et surtout du XVII au XIX siècle, la ville de Paris dévore du bois de chauffage. Or, la capitale manque cruellement de forêts. Le Morvan, riche de ses futaies, devient alors une « réserve » naturelle exploitée à grande échelle.

Le principe est simple, spectaculaire, rude. Grâce à un assemblage de petits troncs, les « flottageurs » construisent des trains de bois (ou « bûches »), parfois longs de 75 mètres. Au printemps, lors de la « grande flottaison », ils escortent ces radeaux sommaires jusque Paris, affrontant barrages, courants et ponts de fortune. Le voyage dure plusieurs semaines pour environ 200 km, la traversée d’une trentaine d’écluses et de villes comme Clamecy, qui se spécialise dans le métier.

  • Apogée du flottage : XVIII-XIX siècles
  • Nombre annuel de trains de bois sur l’Yonne : plus de 40 000 vers 1830 (source : musée du Flottage de Clamecy)
  • Fin officielle : 1923, supplantée par le rail et la route

La toponymie conserve la mémoire de cette époque : « La Place des Émérillons », « La Côte aux Flotteurs »... à Clamecy, on se souvient, et chaque année une fête du flottage rassemble habitants et curieux autour de reconstitutions (Musée du Flottage).

L’Yonne, frontière et trait d’union : épisodes historiques et anecdotes

Au-delà de l’économie, l’Yonne est un fil rouge de l’histoire locale. Elle sert de limite naturelle entre les diocèses, les provinces, puis les départements (Nièvre/Yonne). Certaines batailles s’y nouent : pendant les troubles de la Ligue catholique (fin XVI s.), elle fut temporairement frontière entre les troupes royales et ligueuses.

  • Le pont de Clamecy fut le théâtre d’un court affrontement en 1591, opposant huguenots et catholiques pour le contrôle du passage — rappel oublié mais attesté dans les registres paroissiaux.
  • Le passage de Napoléon Ier à Auxerre en 1815 lors du retour de l’Île d’Elbe eut lieu en traversant l’Yonne, moment immortalisé dans des chroniques locales (Souvenirs d’Auxerre, 1831).

Mais la rivière unit autant qu’elle sépare. Les foires aux bestiaux, les marchés céréaliers du XIX siècle, tout converge vers ses rives. Chacun y vient pour troquer, échanger, apprendre les dernières nouvelles, et parfois régler ses différends.

L’Yonne, réservoir et ressource : la construction des lacs de barrage

Au XX siècle, le visage de l’Yonne change à nouveau. L’alimentation en eau de la Seine devient capitale pour Paris. Le bassin de l’Yonne, là encore, offre une solution : l’État décide d’y construire de vastes réservoirs (Pannecière, Chaumeçon, Crescent). Inauguré en 1949, le lac de Pannecière, le plus grand, retient jusqu’à 82 millions de m³ d’eau.

  • Lac de Pannecière : 520 hectares, 48 mètres de profondeur maximale, inauguré 1949
  • Objectifs : réguler les crues, soutenir les étiages estivaux, fournir Paris en eau potable

Ce chantier a durablement remodelé les vallées, submergé des hameaux (Blanchot, Cerceaux), modifié routes et paysages. Les anciens racontent encore comment des charrettes entières furent déplacées à la hâte, comment l’eau, une fois libérée, avala maisons et mémoires. Ces réservoirs font désormais partie intimement du patrimoine local, escales de pêcheurs, promeneurs et photographes.

Dans l’histoire, la littérature et la mémoire

L’Yonne inspire aussi la littérature : Alphonse Daudet s’arrête à Clamecy, Berthe Girault de Coursac conte la vie des gabares et des bateaux. On retrouve ses détours jusque dans les correspondances officielles de Vauban — qui, né à Saint-Léger-de-Foucheret (près d’Avallon), dressait des relevés de la rivière pour le Roi-Soleil.

  • Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin : « …et le matin, mes yeux s’ouvraient sur la rivière d’Yonne, couverte de lentes brumes. »
  • Vauban : cartographie de la vallée de l’Yonne, recommandations hydrauliques dans ses Oisivetés (Bibliothèque nationale de France, Ms Fr 14511)

Vers le futur : enjeux et nouveaux usages de la rivière Yonne

Aujourd’hui, la source de l’Yonne symbolise la grande fragilité des paysages du Morvan. Les lacs de barrage soutiennent toujours l’approvisionnement en eau de l’Île-de-France, mais le réchauffement du climat, l’eutrophisation des réservoirs et la gestion des étiages posent de nouveaux défis.

  • La charte du Parc naturel régional du Morvan rappelle l’importance de préserver les zones humides de têtes de bassin.
  • Les pêcheurs s’inquiètent de la diminution de la truite fario, emblème de ces eaux froides.

Ici, l’Yonne n’est pas seulement un filet d’eau : elle reste objet d’attention, de débats, de fierté, d’inquiétudes partagées. C’est, à sa manière, un miroir loyal des sociétés qui vivent à ses abords : un témoin des grandes transformations rurales, mais aussi l’un de ces rares fils continus qui relient les mémoires entre villages, villes et capitale, du Morvan à Paris.

La prochaine fois que vos pas vous mènent à la Fontaine de l’Yonne, prenez le temps d’écouter. Entre le granit, la mousse et les fougères, la rivière murmure l’Histoire, à sa façon : simple, tenace, persévérante.

Les archives

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