Breuil-Chenue : la forêt laboratoire et miroir du Haut-Morvan

Introduction : Aux origines d’une forêt symbole

De toutes les forêts du massif morvandiau, celle du Breuil-Chenue brille d’un éclat particulier. Pourtant, pour qui s’y promène aujourd’hui, elle n’a ni l’étendue impressionnante du Bois du Roi, ni la notoriété du Mont Beuvray ou la majesté du parc à Cerfs comme à Saint-Brisson. Et pourtant, elle fascine randonneurs, chercheurs, forestiers, et habitants. Pour comprendre cette singularité, il faut parcourir ses sentiers aussi bien qu’effeuiller les pages de son histoire, lire le dessin chaotique de ses clairières, écouter ses habitants et jusqu’à ses sols chargés de mémoire. La forêt de Breuil-Chenue, au cœur du Haut-Morvan, est bien plus qu’un espace boisé : c’est un laboratoire vivant, un concentré d’enjeux et d’imaginaires, à la fois vigie et témoin silencieux des mutations de ce territoire.

Un site naturel profondément lié à l’histoire du Morvan

Située sur les hautes terres granitiques du Morvan, à cheval sur les communes de Montsauche-les-Settons et de Saint-Brisson, la forêt de Breuil-Chenue couvre environ 300 hectares. Elle se trouve à une altitude oscillant entre 530 et 700 mètres, sur un plateau battu des vents, marquée par des sols acides, typiques des plateaux morvandiaux. À quelques pas du village de Saint-Brisson – aujourd’hui siège du Parc naturel régional du Morvan –, elle occupe une position centrale et symbolique.

Ce n’est pas un hasard si le premier projet d’expérimentation sylvicole d’envergure y fut lancé dès 1902, à l’instigation d’Henri Harant, alors ingénieur des Eaux et Forêts : on cherchait un site représentatif, sévère, pour y tester l’introduction d’essences exotiques dans un climat rude et contrasté (source : ONF). Ici, toute l’histoire forestière du Morvan se trouve condensée en quelques hectares : le passage de la hêtraie-sapinière originelle à la mosaïque actuelle de résineux, puis l’expérimentation, enfin les débats contemporains sur la multifonctionnalité.

  • Origines anciennes : Jadis, Breuil-Chenue appartenait aux immenses bois couverts de hêtres, de chênes pédonculés et de sapins, source de charbon de bois pour les forges locales.
  • Expérimentation forestière : À partir du XXe siècle, une cinquantaine de parcelles sont plantées avec plus de 100 essences différentes, venues d’Europe, d’Asie et d’Amérique du Nord.
  • Patrimoine du Parc : Depuis 1970, la forêt participe activement aux recherches sur la biodiversité et la résilience climatique, à l’initiative du PNR Morvan.

Un terrain d’expérimentation unique en France

Dans l’entre-deux-guerres, Breuil-Chenue devient le terrain d’expérimentation le plus vaste de France en matière de sylviculture d’altitude. Plantés côte à côte, pins laricio, sapins de Vancouver, épicéas, mélèzes du Japon ou de Sibérie, mais aussi robinier, châtaignier, thuya, sapin de Douglas… Un inventaire botanique de 1954 recense plus de 160 espèces ligneuses sur quelques dizaines d’hectares (Mémoires de l’ONF).

Ce patrimoine planté, exceptionnel, fait de Breuil-Chenue une sorte de “jardin botanique” forestier à ciel ouvert :

  • Parcellaire d’essai : Aujourd’hui encore, plus de 50 blocs sylvicoles servent de référence au niveau national pour l’adaptation au changement climatique.
  • Lieu de formation et d’observation : Élèves forestiers, chercheurs (INRAE, UMR ISPA, Université de Bourgogne) y viennent régulièrement pour observer la croissance, la mortalité, la biodiversité, la dynamique forestière.
  • Changements perceptibles : À chaque tempête, à chaque canicule, les effets différentiels sur les essences se lisent en direct sur les parcelles.

L’ensemble est balisé par plusieurs sentiers pédagogiques, inaugurés par le Parc et l’ONF, permettant de parcourir et de lire ces mosaïques d’essences : ils offrent, sur 3 à 5 kilomètres, une plongée concrète dans les enjeux forestiers du XXIe siècle.

Biodiversité : Un réserve d’expériences et une mosaïque de vies

Contrairement à de nombreuses forêts plantées “en blocs” de monocultures, Breuil-Chenue offre une diversité structurante ; cette diversité profite à la biodiversité :

  • Biodiversité faunistique : On y recense plus de 60 espèces d’oiseaux nicheurs (LPO 2012), dont la mésange huppée, le pic noir ou la chouette de Tengmalm. La diversité des feuillus et résineux attire également chauves-souris, cerfs, blaireaux et une foule d’insectes “spécialistes”.
  • Biodiversité floristique : Sous le couvert mixte, au printemps, fleurissent la linaigrette, l’anémone sylvie (rare sur ces sols acidifiés) ou encore le muguet sauvage. Plusieurs espèces de mousses et lichens étudiées ici sont des indicatrices de pollution atmosphérique.
  • Champignons et mycorhizes : Breuil-Chenue a longtemps servi de base à des études sur les symbioses racinaires : on y a découvert la capacité de certains mycéliums à améliorer la résilience des arbres au manque d’eau (INRAE – Projet Mycorhizes, 2014).

La proximité immédiate des tourbières de Champgazon, des sources du Ternin et du lac des Settons renforce encore cette complémentarité écologique : la forêt agit en “zone tampon” pour la ressource en eau, régulant infiltration et ruissellement.

Empreintes humaines et légendes du lieu

Breuil-Chenue n’est pas une forêt “sauvage”, loin de là. Chaque sentier porte la trace d’usages anciens, de foires champêtres, de coupes réglées (le mot “broil” désignait jadis une réserve de bois taillé de main d’homme). La tradition orale, collectée par l’abbé Misset au début du XXe siècle (Bulletin de la Société Nivirnaise, 1927), évoque des “rendez-vous de loups”, l’action supposée de druides ayant “séparé les bois de feuillus des forêts de sapins”, ou l’existence de souterrains vers le château de Montsauche.

L’un des arbres remarquables du site, un hêtre tortillard surnommé la “Parapluie du Morvan”, fut longtemps le témoin anecdotique de disputes paysannes, abritant les serments et les palabres.

  • Sites de mémoire : En lisière, non loin de la Croix des Quatre Seigneurs, une stèle rappelle l’activité des maquisards à l’été 1944, la forêt ayant servi de refuge à plusieurs groupes FFI lors des combats pour la Libération.
  • Culture populaire : Jusqu’aux années 1960, de nombreuses familles venaient y cueillir mûres et champignons – jusqu’à l’arrivée du “plant massif” (épicéas, douglas), qui changea la physionomie du lieu.

Un espace convoqué dans les débats contemporains

Aujourd’hui, Breuil-Chenue cristallise plusieurs débats emblématiques :

  1. Adaptation au climat : Les cycles de sécheresse et les épisodes de scolytes (notamment sur l’épicéa, entre 2018 et 2022) offrent un terrain de comparaison précieux pour orienter les choix sylvicoles sur tout le Morvan.
  2. Débat sur les forêts “mixtes”, “continuum” et “jardinées” : Breuil-Chenue offre des références concrètes à l’opposé de la monoculture, permettant d’estimer en pratique les bienfaits de la diversification devant la résilience écologique.
  3. Ifs et innovations : Le projet “Sylvadapt” (piloté par le PNR Morvan et l’ONF depuis 2017) s’appuie sur les données historiques de Breuil-Chenue pour choisir les essences de demain – et implique les habitants dans un dialogue renouvelé sur la gestion du territoire.

C’est aussi un site pédagogique : chaque année, plus de 400 scolaires et étudiants participent à des visites-ateliers organisées sur place (chiffres PNR Morvan, 2022). Ils apprennent à lire les cernes, à reconnaître les essences, à débattre de ce que sera la forêt “du futur”.

Aperçu cartographique : une centralité dans le Morvan

Sur la carte de Cassini (XVIII siècle), déjà, la forêt apparaît sous le nom “Forest de Breuil et Chesnu”, à la jonction de plusieurs routes anciennes entre Saulieu, Lormes et Château-Chinon (IGN, Cartothèque Cassini). Aujourd’hui, elle jouxte directement la “Maison du Parc”, centre névralgique du PNR, et bénéficie d’une signalétique adaptée pour les visiteurs.

Le sentier pédagogique principal est balisé sur 4,7 km (départ du parking de la Maison du Parc), jalonné de 16 stations thématiques : évolution du climat, composition du sol, cycles du bois, usages anciens, et gestion de la biodiversité. Ces panneaux, régulièrement actualisés, donnent toute sa dimension à la visite – sorte d’encyclopédie “à ciel ouvert”.

Depuis la lisière nord, la vue s’ouvre sur le vaste Morvan : à l’ouest, les vallonnements du Ternin ; au sud, les monts arrondis de Gien-sur-Cure et la cuvette de Montsauche. Un observatoire botanique, installé en 2021, permet l’accueil de classes d’écologie forestière et le suivi des espèces patrimoniales.

Perspectives : Breuil-Chenue, un patrimoine vivant pour demain

L’avenir du Morvan s’écrit en partie sous le couvert de Breuil-Chenue : adaptation aux crises du climat, préservation des “patchworks” de biodiversité, dialogue renouvelé entre usagers et chercheurs. Déjà, plusieurs collectifs locaux (associés au PNR et à l’ONF) œuvrent à l’ouverture de nouveaux sentiers d’interprétation, à la valorisation de la mémoire forestière et à la transmission des savoirs.

  • Un projet de micro-musée en plein air est à l’étude pour présenter des outils anciens, des graines, des échantillons de bois.
  • Une réflexion est engagée pour restaurer de petites clairières en pâture, rappelant les usages agropastoraux du XIX siècle.
  • La mobilisation contre les coupes rases et la volonté d’un “Morvan de la diversité” donnent au site une valeur militante croissante (Sylv’ACCTES, 2023).

Marcher à Breuil-Chenue aujourd’hui, c’est expérimenter physiquement ce que le Morvan a de plus singulier et de plus universel : un territoire soumis aux grandes forces de la nature et de l’histoire, mais aussi creuset d’innovation, de mémoire partagée, et de défis à relever ensemble.

Pour aller plus loin : ressources et visites

  • Sentier Sylvatica – Parcours d’interprétation (4,7 km), fiches pédagogiques téléchargeables sur parcdumorvan.org
  • Ouvrage collectif “Forêts du Morvan – Entre mémoires et enjeux”, éd. Parc du Morvan (2021)
  • ONF – La forêt d'expérimentation du Breuil-Chenue
  • Chiffres et données : rapport ONF/PNR Morvan, 2020-2022 ; études INRAE, département d’Ecophysiologie

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