Clairières du Morvan : sentinelles de la vie sauvage et reflets d’un territoire vivant

Un paysage morvandiau façonné par la lumière

Au cœur des massifs sombres du Morvan, les clairières dessinent des poches de lumière, rompant la monotonie des taillis et des bois de douglas. Ces ouvertures naturelles – ou plus souvent le fruit d’une mémoire agricole ancienne – ne sont ni uniformes ni anecdotiques. Elles ponctuent le territoire de leurs respirations, abritant une diversité d’espèces sans équivalent sous la futaie continue.

Dès la première carte d’État-Major du XIX siècle, le Morvan apparaît comme une mosaïque : alternance de prairies, bosquets et lisières cultivées, où les clairières font figure d’interfaces. Au fil des décennies, alors que la forêt gagne du terrain, leur nombre recule, mais leur valeur écologique augmente à mesure que la biodiversité doit s’y réfugier. Selon une étude menée par le Parc naturel régional du Morvan en 2016 (PNRM), les clairières représentent moins de 5 % de la forêt morvandelle actuelle, contre près de 15 % dans les années 1950.

Des foyers de biodiversité insoupçonnée

Loin d’être de simples « trouées », les clairières du Morvan jouent un rôle décisif dans le maintien de la faune et de la flore locale. De nombreux inventaires naturalistes pointent leur effet de « hotspot » pour des groupes d’espèces spécifiques :

  • Les insectes pollinisateurs : abeilles sauvages (plus de 120 espèces recensées dans le Morvan, source INPN), papillons diurnes (citons le très rare Damier de la succise, Euphydryas aurinia), et coléoptères s’y retrouvent pour le nectar et le pollen offerts par les herbacées qui disparaissent sous une futaie fermée.
  • Les oiseaux des milieux ouverts : la pie-grièche écorcheur, le pipit des arbres, ou encore le torcol fourmilier. Notons que l’alouette lulu, quasi disparue des landes, subsiste essentiellement dans ces prairies en lisière de bois.
  • Les espèces pionnières et spécialistes : Certaines orchidées sauvages, comme l’orchis moucheron, ne poussent que dans ces milieux lumineux, à la faveur d’un sol moins acide et d’une lumière tamisée.

Selon les relevés du Conservatoire Botanique National du Bassin Parisien, le nombre moyen d’espèces végétales par hectare est deux fois plus élevé en clairière qu’en sous-bois dense du Morvan. Cette richesse fait écho à un phénomène encore mal connu du grand public : l’effet « bordure », où chaque transition de milieu offre un créneau écologique unique.

L’effet mosaïque, ou la clef du vivant

L’intérêt des clairières ne se limite pas à leur contenu, mais à leur agencement dans le paysage. Il existe une règle d’or en écologie : plus un territoire offre de milieux différents et connectés, plus il possède une résilience forte. Les clairières, par leur dispersion, servent de relais et de « haltes » pour les espèces mobiles, permettant par exemple aux chauves-souris ou à certains amphibiens de franchir des étendues boisées autrement hostiles. Des études récentes du Muséum National d’Histoire Naturelle rappellent que la connectivité écologique du Morvan dépend en grande partie du maillage clairière-lisière, bien plus que ce qu’on pensait il y a 30 ans.

Géographie intime et mémoire des usages

Les clairières sont les témoins d’usages anciens. Ce Morvan que la légende veut couvert de forêts profondes a longtemps été un pays de bocage et de pâtures. Les « places », « communaux » ou « essarts » ont accueilli l’élevage, le foin ou le seigle jusque dans les années 1970. On y trouve souvent, dissimulées sous les fougères, les traces de murets de pierre sèche ou les vestiges de cabanes d’affouage.

  • Anectode : À Chaumard, une parcelle dite « les Grands Prés » apparaît sur les plans cadastraux napoléoniens : elle existe encore, inviolée, sur moins de 2 hectares, ponctuée de pommiers têtards et traversée d’un ru silencieux.

Ces espaces ouverts n'étaient pas laissés « en jachère » au sens négatif, ils témoignaient au contraire d’un entretien patient, dessinant autour des hameaux une ceinture de vie commune. L’abandon progressif de l’agriculture traditionnelle a entraîné une dynamique de reboisement spontané, transformant la physionomie même du Morvan.

Pression sylvicole et enjeux actuels de conservation

Depuis l’après-guerre, les politiques de reforestation, notamment sous l’impulsion du Fonds Forestier National (1950-2000), ont contribué à la plantation intensive de résineux, en particulier le douglas (à présent plus de 32 % des boisements du Morvan selon l’IGN, 2021).

  1. La disparition des clairières « naturelles » ou anciennes favorise la fermeture du paysage, au détriment des espèces de lumière.
  2. La sylviculture productiviste entraîne un appauvrissement des lisières diversifiées, remplacées par des bordures monospécifiques peu riches en vies.
  3. Le morcellement des habitats accentue la vulnérabilité des populations animales rares, déjà fragilisées par l’isolement de leurs biotopes.

À l’échelle locale, des programmes de gestion concertée émergent pour restaurer ou maintenir des clairières, tel le projet « Forêts ouvertes du Morvan » porté par le PNRM et des groupements forestiers citoyens depuis 2018. Une étude pilote menée à Ouroux-en-Morvan montre que la création de 2 hectares de clairières en bordure d’un massif de douglas a fait revenir en 3 ans pas moins de 47 espèces d’insectes pollinisateurs absentes auparavant (écologue PNRM, 2022).

Clairières : points de rencontre et enjeux de société

Le débat autour des clairières n’est pas seulement écologique ou paysager. Il touche à la question plus vaste de la relation entre société et milieu vécu.

  • Les éleveurs y voient des parcelles précieuses pour la transhumance ou pour le fenage tardif, dans un contexte agricole toujours plus contraint.
  • Les habitants du Morvan, eux, parlent souvent de ces clairières comme des repères affectifs : lieux de fêtes, vestiges d’anciens jeux, ou « coins sûrs » pour la cueillette des girolles et la pause dans les randonnées (le souvenir de la « clairière de la Belle Grange », auprès de Gouloux, est d’ailleurs devenu une légende locale – on dit que la « vouivre » du Val de Poncey s’y montrait les soirs d’orage).
  • Les scientifiques rappellent quant à eux la fonction possible de ces espaces face au changement climatique : la moitié des espèces végétales recensées dans les clairières du Morvan présentent en effet une tolérance thermique supérieure à celles des vieux bois alentours (source : Observatoire régional de la biodiversité Bourgogne-Franche-Comté, 2021). Ce sont donc des refuges potentiels dans un climat qui s’échauffe.

Vers un équilibre à réinventer : que deviennent les clairières de demain ?

Face aux enjeux de biodiversité et aux attentes locales, le maintien, voire la recréation réfléchie de clairières dans le Morvan, s’impose désormais dans la plupart des plans de gestion forestière durable. Les recommandations du Conseil National de la Protection de la Nature (2022) insistent notamment sur :

  • La nécessité de préserver les clairières anciennes, mémoire d’usages et réservoirs de biodiversité originelle.
  • L’importance d’une taille raisonnable : au-delà de 3 hectares, l’effet « clairière » s’atténue pour devenir « champ ».
  • La connexion par des corridors boisés et des friches à proximité, garantissant la circulation des espèces (petits mammifères, batraciens, insectes volants, etc.).

Des initiatives citoyennes prennent également de l’ampleur : groupements forestiers « alternatifs », projets de zones de quiétude, essais d’agroforesterie compatible avec la faune locale… Le succès progressif du « Contrat Vert et Bleu du Morvan » témoigne d’une prise de conscience partagée, où les clairières redeviennent un atout et non une anomalie à combler.

Clairières, fenêtres sur un futur partagé

Ni reliques d’un passé révolu, ni simples accidents dans la sylve, les clairières du Morvan posent la question de notre rapport au vivant et à la pluralité des milieux. Leur préservation conditionne la richesse floristique et faunistique du massif, tout autant qu’une certaine idée du paysage : un territoire vivant, mouvant, où l’humain retrouve à chaque carrefour, derrière une lumière rasante ou une rumeur de grive, la possibilité d’une harmonie avec le milieu.

Renouer avec la culture des clairières, c’est accepter de repenser la forêt non comme un mur, mais comme un tissu perméable et fécond. Le Morvan, fidèle à sa tradition de terre de passage et de rencontre, redécouvre ainsi le sens profond de ses « vides » : lieux d’attente, de frayères et de souvenirs partagés – car ce sont parfois les espaces ouverts, à l’apparence fragile, qui contiennent la promesse de l’avenir.

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