Sous les frondaisons du Morvan : les défis invisibles des forêts anciennes de Saint-Brisson

Quand les forêts racontent l’histoire : aperçu du massif autour de Saint-Brisson

Il est une portion du Morvan, au nord-ouest du parc naturel, où la forêt semble couler de source : la région de Saint-Brisson. Cœur écologique du territoire nivernais, elle rassemble sur moins de quinze kilomètres carrés une mosaïque unique : forêts parfois centenaires, taillis, futaies et landes reliques. On dit, ici, que le vent se souvient du pas des bûcherons et que les hêtres racontent le Moyen Âge à qui sait écouter.

Cette identité forestière n’est pas une illusion d’optique : le massif du Morvan, dont Saint-Brisson est le pivot administratif et symbolique (le Parc y installe son siège dès 1970), abrite les plus importantes surfaces forestières continues de Bourgogne (PNR Morvan). Mais l’âge des arbres varie : à côté de plantations jeunes, subsistent des forêts dites « anciennes » — c’est-à-dire maintenues en couvert boisé de façon continue depuis au moins le début du XIX siècle, selon la définition classiquement admise par l’IGN (IGN). Ces surfaces anciennes recèlent une biodiversité exceptionnelle, localement emblématique au point que la filière bois, les habitants et les naturalistes s’y croisent parfois sans vraiment se comprendre...

Un passé lourd de promesses : la mémoire fragile des forêts anciennes

Le Morvan n’a pas toujours été ce « poumon vert » tant vanté dans les brochures. Dès le Moyen Âge, les mentions fiscales du terrier de Château-Chinon signalent des coupes rases, des charrois de bois vers Paris via Clamecy, et des émeutes paysannes à l’annonce de l’ordonnance de Colbert sur les forêts. L’exploitation du bois pour le flottage, le charbon de bois et la mine n’a laissé que peu de forêts originelles.

Pourtant, certaines parcelles autour de Saint-Brisson, comme la forêt de Breuil-Chenue (site “expérimental” depuis 1966, visible sur d’anciennes cartes d’état-major de l’IGN), portent l’empreinte de plusieurs siècles de gestion. On y rencontre encore :

  • Des hêtres de près de 220 ans (IGN),
  • Des pentes où survivre exige d’avoir connu le passage régulier des sabots,
  • Des sols tapissés de mousses et d’orchidées, indices d’une couverture ininterrompue.

Rappelons ce chiffre : sur les 132 000 hectares de forêt du Morvan, moins de 7 % sont considérés comme « anciennes » dans la définition stricte de la continuité, dont une part significative autour de Saint-Brisson (source : INPN, 2022).

Le spectre de la sylviculture moderne : plantations, coupes rases et uniformisation du paysage

Si ces forêts persistent, c’est aussi parce qu’elles résistent. La principale menace, ici comme ailleurs en Bourgogne, est la mutation du paysage forestier sous la pression de la sylviculture industrielle. Ce risque se mesure :

  • Dans l’extension incontrôlée du sapin de Douglas, introduit dès 1905 puis massivement après 1950.
  • Dans l’accélération du rythme des coupes rases : plus de 1 000 hectares/an dans le Morvan entre 2016 et 2021, selon le Parc naturel régional.
  • Dans la transformation des forêts diversifiées en monocultures pour les besoins de la filière bois-construction, qui représente près de 70 % des “récoltes” locales (source : ONF).

Autour de Saint-Brisson, la pression est palpable. Sur une carte à l’échelle 1/25 000, on voit se resserrer les parcelles de douglas, là où les taillis-sous-futaie faisaient naguère la diversité. Cette uniformisation, souvent perçue comme un progrès économique, fragilise en réalité tout un système : perte de microhabitats, raréfaction des essences feuillues (chêne, hêtre, charme), disparition de la lande acidophile et exode discret de la faune forestière.

Un forestier local, interrogé au printemps 2023 lors d’une sortie du Parc, disait joliment : « Là où l’écureuil n’a plus que du résineux, le pic noir ne trouve plus à creuser. C’est toute une chaîne qui hésite. »

Changements climatiques et nouveaux risques écologiques

La menace n’est pas seulement humaine. Depuis une quinzaine d’années, les anciens remarquent des signes inhabituels : mortalités accélérées chez le hêtre et le chêne pédonculé, multiplication des scolytes sur les épicéas, fragilisation du sol lors des épisodes de sécheresse. Le climat du Morvan, historiquement frais et humide (plus de 1 150 mm de précipitations annuelles à Saint-Brisson), tend vers l’assèchement : +1.5° à +2°C sur la période 1970-2020 (source : Météo France).

Ce réchauffement bouscule les cycles du sol et les interactions entre arbres et faune. Les forêts anciennes, riches en vieux bois, abritent des cortèges entiers de mousses, coléoptères saproxyliques, et champignons lignicoles — tous dépendants de la stabilité hydrique. Chaque été sec, certaines parcelles de feuillus voient diminuer de 20 % leur régénération naturelle (source : INRAE).

À ces évolutions locales s’ajoutent les risques de tempêtes violentes (tempête Zeus en 2017, tempête Alex 2020), qui ont laissé près de 220 hectares de chablis sur la seule zone de Breuil-Chenue — fragilisant les écosystèmes relictuels et créant des opportunités pour les espèces invasives.

Fragmentation écologique, routes forestières et isolement génétique

Une menace « silencieuse » pèse sur ces forêts : la fragmentation. Les infrastructures (routes, pistes DFCI, chemins balisés pour la sylviculture) morcellent les vieux massifs, divisant régions autrefois connectées en poches plus petites, isolées.

Ses conséquences majeures :

  1. Diminution de la capacité de dispersion de certaines espèces (notamment amphibiens et coléoptères),
  2. Rétrécissement de la diversité génétique chez les arbres (un facteur aggravé dans les peuplements clonaux, comme certains douglas plantés en ligne),
  3. Appauvrissement progressif des réseaux trophiques : le « petit peuple des clairières » s’est vu réduit de 50 % en nombre d’espèces entre 2000 et 2020 autour de Saint-Brisson (suivi LPO Bourgogne-Franche-Comté).

La légende locale veut qu’à la Saint-Jean, les salamandres noires « traversaient toute la forêt sans croiser la route d’un humain ». Désormais, elles longent des « couloirs » d’épicéas et font halte au premier talus...

Pollutions insidieuses et déclin de la biodiversité ordinaire

Hormis les mutations visibles du paysage, les forêts anciennes subissent une pression moins spectaculaire : pollution atmosphérique (azote, polluants acidifiants), dégradation des sols par les engins forestiers, et intrants utilisés pour les jeunes plantations. Les dépôts d’azote, via la pluie, atteignent parfois 16 à 18 kg/ha/an dans le Morvan (source : Observatoire des Forêts Françaises, 2020), un niveau suffisant pour modifier la composition floristique (disparition de certaines plantes, prolifération d’orties ou de ronces).

Enfin, l’appauvrissement de la « biodiversité ordinaire » est documenté. L’absence de vieux arbres morts, remplacés ou exploitables, prive de gîte souches de chauves-souris, pics, pollinisateurs nocturnes — ces acteurs silencieux, garants de la naturalité d’un bois ancien. D’après l’ONF, plus de 60 % des microhabitats spécialisés ont régressé sur les 30 dernières années autour de Saint-Brisson.

Entre initiatives et vigilance : protéger un héritage vivant

Face à ces menaces, toute une mosaïque d’initiatives se déploie. On recense :

  • Des réserves biologiques intégrales, comme celle du Breuil-Chenue (plus de 100 hectares où toute exploitation est proscrite),
  • Le plan de gestion du Parc naturel régional du Morvan, qui vise à maintenir les forêts anciennes sous gestion durable et à diversifier les essences,
  • Des opérations de trames vertes (corridors écologiques), menées avec la SAFER et les collectivités pour reconnecter les fragments forestiers.

Mais ces dispositifs, pourtant précieux, se heurtent à la réalité économique et aux tensions sur la filière bois. Il est de la responsabilité des élus, des propriétaires et de tout un chacun d’interroger le modèle de développement à l’œuvre.

Les forêts autour de Saint-Brisson, qu’elles soient refuge d’un merle moqueur ou d’un hêtre vénérable, portent la trace de ceux qui les ont traversées, aménagées, rêvées. Leur fragilité pose une question de fond : comment donner à ces lieux la possibilité d’inventer leur avenir sans sacrifier leur mémoire ?

Dans la lumière rasante d’un sentier moussu, il suffit parfois de lever les yeux : ce que racontent ces forêts, c’est l’épaisseur du temps et la nécessité, aujourd’hui, d’un regard plus vigilant sur les promesses du progrès.

Les archives

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