Aux frontières du visible : les limites et reliefs du Morvan à travers les cartes anciennes

Le Morvan, entre mythe et géographie : comment les cartes l’ont dépeint

À feuilleter les planches des premiers cartographes, une évidence : le Morvan n’apparaît jamais tout à fait là où on l’attend. Sanctuaire boisé à la réputation farouche, il se dessine pendant des siècles comme une terra incognita sur les documents officiels. Mais de la Renaissance au XIX siècle, les représentations évoluent, révélant non seulement les contours du massif mais aussi les perceptions de ceux qui l’habitaient, l’arpentaient ou tentaient parfois de l’encercler de frontières claires.

La cartographie ancienne du Morvan, c’est donc à la fois la chronique d’une conquête savante et d’une résistance. Un dialogue permanent entre la science, l’imaginaire, les nécessités administratives ou militaires, et la réalité mouvante d’un territoire dont la topographie complexifie l’exercice de la mesure.

Des limites floues : quand le Morvan défie la frontière

Du « pays de montagnes » aux premières circonscriptions

Dans les textes médiévaux, le Morvan n’est pas une entité politique clairement définie, mais une désignation géographique et culturelle : un « païs de montaignes » selon la Chronique de Saint-Bénigne de Dijon (XVe siècle). Ce n’est qu’avec la généralisation de la cartographie administrative, au XVI et XVII siècles, que la question de ses frontières devient pressante.

La carte de Guillaume Delisle (1716), l’un des joyaux de la cartographie bourguignonne, figure le Morvan comme une région montagneuse englobant le sud-ouest de la Côte-d’Or, le nord-ouest de la Saône-et-Loire, et une grande partie de la Nièvre, épousant un vaste triangle — du Mont Beuvray à Château-Chinon, à Saulieu. Le mot « Morvan » apparaît explicitement, mais sans bornes précises, seulement suggérées par la teinte des reliefs ou le motif des forêts.

Jusqu’au XVIII siècle, les cartes dites « générales » (de l’évêché d’Autun ou du duché de Bourgogne) n’intègrent le Morvan qu’en filigrane, sous forme de taches vert sombre ou de traits de hachure marquant « les bois du Morvan ». Un flou volontaire, parfois même revendiqué : pour les géographes et les administrateurs, fixer les bornes exactes du Morvan était autant un défi qu’une prudence, tant la région se targuait de ses paroisses rétives et de ses chemins « mouvants ».

Le Morvan sur la carte de Cassini : naissance d’une frontière plus nette

C’est avec la fameuse carte de Cassini, achevée dans les années 1780, qu’apparaît une représentation systématique du Morvan à l’échelle du royaume. Les gravures des feuilles, précises, font ressortir pour la première fois un « espace montagnard » continu, structuré autour des bourgs de Lormes, Quarré, Château-Chinon et Autun. Toutefois, la dénomination « Morvan » demeure absente de nombreuses feuilles, preuve que ce massif s’impose plus par sa réalité physique que par une existence administrative reconnue.

Encore en 1830, le Dictionnaire géographique de l’abbé Courtépée décrit un Morvan « long de 20 à 25 lieues et large de 3 à 6 », soulignant combien « ses bornes sont difficiles à tracer, car les populations n’y voient pas toutes la même frontière ».

L’invention du relief : dater la montagne sur le papier

Des montagnes invisibles aux hachures audacieuses

Le relief du Morvan, aujourd’hui si évident sur nos vues aériennes et cartes IGN, a longtemps posé problème. Les toutes premières cartes figuratives, comme la Carte des environs d’Autun par Nicolas Sanson (1650), se contentent de silhouettes stylisées, multipliant les « mamelons » typographiques pour signaler la rudesse du terrain — mais sans traduction des altitudes ni différenciation des sommets.

  • L’usage des hachures lithographiques se généralise dans la seconde moitié du XVIII siècle, déjà chez Cassini. Le Morvan y apparaît strié, signalant la difficulté à franchir ses cols et à y circuler, mais la carte demeure muette quant aux vrais points hauts.
  • La toponymie fait son entrée : Beuvray, Haut-Folin, Mont Préneley sont mentionnés, parfois accompagnés de croix ou d’un pictogramme pour signifier une élévation, mais l’altimétrie reste approximative.

C’est seulement avec la carte d’État-Major (édition de 1866) que s’impose la représentation moderne des reliefs : courbes de niveau (isohypses), codes couleurs pour souches forestières et zones agricoles, altitudes parfois notées en mètres. Le Morvan se dévoile alors comme un système massif, structuré de vallées encaissées et de plateaux, dont le point culminant, le Haut-Folin (901 m), est enfin consigné avec précision (Sources : Bibliothèque nationale de France, IGN).

L’imaginaire cartographique : forêts, lacs et villages oubliés

Des forêts sans fin aux « vides blancs » du papier

Plus frappant encore que les montagnes, le traitement des forêts sur les cartes anciennes du Morvan trahit un certain imaginaire de la « sylve » centrale. Les bois sont figurés par d’épais grisés, parfois décorés de petits arbres alignés. Sur la feuille de Cassini, le massif se résume presque à une succession de forêts continues, rehaussées de quelques clairières disséminées.

Quelques anecdotes historiques révélatrices :

  • En 1789, près de 35 % de la surface du Morvan était considérée comme couverte de forêt (soit davantage qu’aujourd’hui). Ce chiffre, issu des « Cahiers de doléances » des paroisses rurales, diffère pourtant des relevés cadastraux du XIX siècle qui avancent un taux oscillant entre 25 et 28 % selon les cantons (INRAE, archives départementales Nièvre).
  • De petits « lacs » ou « étangs » figurent parfois sur les cartes manuscrites, tel le lac de Pannecière (qui n’existait alors que sous forme de marécage jusqu’à son aménagement en barrage en 1950 !) ou l’étang du Taureau.

Villages minuscules, sites oubliés

Les premiers plans du Morvan sont avares de villages. Beaucoup de hameaux aujourd’hui répertoriés comme « fonds de vallée » n’apparaissent qu’au XIX siècle : Montsauche (figure dès la carte Delisle), Gien-sur-Cure ou Ouroux sont longtemps absents ou désignés sous d’autres appellations. Un exemple piquant : le hameau de Chaumard, pourtant siège d’une seigneurie médiévale, n'est régulièrement noté sur les cartes qu'à partir de la carte d'État-Major.

Le Morvan, c’est sur le papier, un territoire de dispersions, de routes peu franchies, d’espaces longtemps restés « ailleurs » — une notion qui se retrouve jusque dans la mémoire orale.

Quand la carte nourrit les identités régionales

La « bataille des frontières » à l’époque moderne

Au XIX siècle, avec l’émergence des sociétés savantes, la carte devient un enjeu patrimonial : où s’arrête le Morvan ? Où commence l’Auxois, ou le Bazois ? Plusieurs érudits, comme Pierre Quarré ou Émile Jolibois, engagent polémiques et conférences, s’appuyant sur les cartes nouvelles pour défendre des frontières « naturelles » face aux découpages administratifs de la Révolution ou de l’Empire.

Les villages frontières, tel Moux-en-Morvan ou Chissey-en-Morvan, se voient assigner leur identité selon qu’ils figurent ou non dans ce massif sur telle ou telle carte, redoublant la complexité d’un territoire qui nie les découpages trop autoritaires au profit de ce que Jean-Jacques Rousseau appelait déjà « l’esprit des lieux ».

Cartes, patrimoine et nouvelles représentations

Aujourd’hui, la consultation des cartes anciennes du Morvan (disponibles sur Gallica ou sur le site de l’IGN) fascine autant qu’elle éclaire. Elles disent quelque chose de notre rapport à la montagne, à l’ailleurs, à la forêt. La superposition de couches historiques — par exemple entre une carte Delisle et une carte IGN moderne — offre un jeu de pistes où la recherche des limites et du relief s’accompagne d’une redécouverte du récit que l’on fait, siècle après siècle, de ces « montagnes du centre ».

  • La diversité des sources cartographiques rappelle que le Morvan résiste aux simplifications.
  • La finesse du dessin révèle tantôt un massif impénétrable, tantôt un dédale de passages secrets, chemins de commerce vers la Loire ou l’Yonne.

Pour aller plus loin : quelques ressources cartographiques et historiques

  • Gallica (BNF) : nombreuses reproductions en ligne des cartes Delisle, Cassini, Jacotin. https://gallica.bnf.fr
  • IGN Remonter le temps : superpositions de cartes anciennes et modernes. https://remonterletemps.ign.fr
  • Archives départementales de la Nièvre et de Saône-et-Loire : plans cadastraux, cartes manuscrites XVIII-XIX.
  • Ouvrages de référence :
    • Pierre Quarré — La véritable identité du Morvan (1923)
    • Émile Jolibois — Géographie de la Nièvre (1853)
    • Paul Biver — Atlas du Morvan (Éditions du Comité du Morvan, 1975)
    • Dictionnaire de la topographie historique du Morvan (Morvan Patrimoine, 1994)

L’écho des cartes dans la mémoire du Morvan

Le Morvan n’est pas seulement un objet de carte ; il est aussi le produit d’un regard en mouvement, d’une mémoire partagée entre cartes et récits. De la brumeuse montagne des anciens manuscrits à l’exactitude froide des relevés topographiques, ce territoire a su jouer avec ses limites, ses reliefs, ses vides. Feuilleter ces cartes anciennes, c’est découvrir une géographie aussi changeante que les forêts qui recouvrent ses collines, et mesurer combien chaque représentation du Morvan en dit long sur son époque, ses peurs, ses espoirs et son imaginaire.

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