Au fil des haies, secrets et héritages du bocage autour de Moulins-Engilbert

Un paysage façonné par l'homme et le temps

En arrivant à Moulins-Engilbert, le promeneur est aussitôt happé par cette succession de champs ourlés de haies, de talus et de vieux chênes, qui dessinent un paysage presque secret. Ici, le bocage traditionnel compose la trame du territoire et sa silhouette remonte à des siècles de pratiques paysannes.

Le bocage nivernais, et plus particulièrement celui entourant Moulins-Engilbert, se distingue par l’extrême finesse de son maillage : on recense fréquemment entre 80 et 120 mètres linéaires de haies par hectare autour des fermes anciennes (source : Observatoire des bocages de Bourgogne). À titre de comparaison, la moyenne nationale oscille aujourd’hui autour de 40 mètres par hectare, et Marault, témoignages et cartes du XIXe siècle en main, mentionnent des parcelles de moins d’un hectare enserrées de chaque côté par la double file des clôtures végétales (Archives Départementales de la Nièvre).

Les éléments structurants du bocage nivernais

Le bocage, autour de Moulins-Engilbert, est un système complexe dont chaque élément a sa fonction, sa mémoire et son vocabulaire local. Il ne s’agit pas d’un simple enchevêtrement de haies, mais d’une architecture à la fois utilitaire et écologique.

  • La haie vive : l’ossature du bocage. Constituée principalement de noisetiers, aubépines, prunelliers, charmes, cornouillers, mais aussi de chênes ou de frênes, la haie est plantée ou entretenue selon une logique précise : couper les branches de manière à favoriser la densité, pratiquer le "plessage" (tressage des rameaux) pour créer une barrière anti-animaux efficace et durable.
  • Le fossé et le talus : le bocage local est fréquemment "sur talus", surélevant la haie d’un bon mètre au-dessus du champ, pour maîtriser l’érosion, drainer l’eau et offrir un cheminement protégé aux troupeaux.
  • Les arbres de haut-jet : chênes, frênes, érables sont disséminés en ponctuation dans les haies. Leur présence n’est jamais anodine : ils donnent du bois d’œuvre, de la litière, de l’ombre pour le bétail, et, l’hiver, ils signalaient autrefois la limite d’une propriété ou d’un fossé de justice.

Chaque haie raconte une histoire de partage : le "chemin creux", ces sentes entre deux clôtures, étaient empruntés par les éleveurs vers les pâtures communales, et leur densité protégeait les cultures des vents violents, les sols du ruissellement.

Origines et évolution du bocage de Moulins-Engilbert

Contrairement au bocage du pays de Bray ou de la Bresse,jadis largement médiéval, le bocage du Sud Nivernais et du Morvan s’est structuré principalement entre le XVIIe et le XIXe siècle. L’émancipation progressive des terres communes, la division parcellaire due aux partages familiaux, et la logique d’intensification de l’élevage bovin (surtout charolais, dès la fin du XIXe siècle) ont modelé les paysages visibles aujourd’hui.

  • Le cadastre napoléonien (1824, commune de Moulins-Engilbert) révèle déjà un fin maillage de micro-champs : sur la section C, "La Barre", on compte jusqu’à 75 parcelles appartenant à 22 familles différentes sur moins de 40 hectares (source : Archives départementales de la Nièvre, série 3P).
  • Le bocage et la polarisation des fermes : au gré du regroupement des propriétés, le XIXe et surtout le XXe siècle voient la disparition de certaines haies, remembrées ou arrachées pour faciliter l’accès aux parcelles par le machinisme. On estime ainsi que 58% du linéaire de haies du canton de Moulins-Engilbert ont été supprimés entre 1950 et 2000 (source : INRAE, rapport "Bocages et paysages ruraux de la Nièvre", 2011).

Biodiversité et fonctions écologiques : un refuge multifonction

Les haies fixent la terre, protègent les cultures, mais elles abritent surtout une biodiversité exceptionnelle. Un inventaire mené en 2019 par la LPO Bourgogne Franche-Comté a recensé sur 3,5 km de haies autour de Moulins-Engilbert plus de 250 espèces de plantes vasculaires, 106 espèces d’oiseaux (du merle noir aux discrets engoulevents), 22 de mammifères et 8 espèces de batraciens. Les haies servent :

  • De corridors écologiques pour la faune (chiroptères, hérissons, renards, etc.) ;
  • D’abris pour les auxiliaires des cultures (notamment les insectivores) ;
  • De réserve de nourriture pour le gibier, mais aussi pour les troupeaux lors des « émondages » hivernaux, où les paysans coupaient les branches fourragères ;
  • D’outils naturels pour limiter l’érosion par ruissellement, renforcée sur les pentes limoneuses du Bazois tout proche.

Le bocage du sud Morvan est également associé à des pratiques culturales dont la modernité se redécouvre aujourd’hui : les paysans y embarquaient du bois pour le chauffage, du vert pour la litière, et souvent des champignons ou des petits fruits. On retrouve dans la toponymie locale des appellations liées au bocage : "Les Chénevières"(cannabis cultivé à l’ombre des haies), "Les Taillis", "Les Prés de l’Étang", preuve de l’ancienneté de ces pratiques (source : Toponymie rurale nivernaise, Jean-Louis Beaucarnot).

Organisation sociale et mémoire collective du bocage

Le bocage n’est pas qu’un décor : il fut un acteur central de la vie paysanne. On y retrouve encore des traces de l’organisation collective du travail :

  • Les « enterrements de haies » : rituels lors du déplacement ou de la suppression d’une haie mitoyenne, qui donnaient souvent lieu à des accords notariés et parfois à des disputes mémorables, enregistrées dans les greffes des justices locales.
  • La « coupe de mars » et « l’émondage » : la coupe de bois était strictement codifiée, tant pour la litière que pour la charpente ou la vente. Ces pratiques, collectives, étaient, jusqu’aux années 1950, des temps forts du calendrier agricole.
  • La place de la haie dans les droits d’usage : jusqu’au XIXe siècle, certains "communs" permettaient aux villageois pauvres de couper quelques branches ou de ramasser les fruits tombés, institution qui s’est perdue lors des suppressions des communaux sous le Second Empire.

Le bocage a également une place dans la culture régionale : des récits de loups traversant les haies au petit matin, des rencontres fortuites lors de la cueillette, ou ce fameux « chemin du fantôme » près des abords de l’ancien couvent de Moulins-Engilbert, disparu sous les ronciers des haies épaisses, rapportée dans le Bulletin de la Société scientifique et artistique du Nivernais."

Regards actuels sur le bocage : menaces et renouveaux

Depuis les années 1970, la remise en cause du bocage a été brutale : la mécanisation et le remembrement ont favorisé l’arrachage massif, vue comme une "modernisation" indispensable. Pourtant, depuis la fin des années 1990, la tendance se réinverse, portée par la prise de conscience écologique, la lutte contre le réchauffement climatique, l’intérêt touristique aussi — de nombreuses randonnées du Tour du Morvan traversent ces paysages (source : Parc Naturel Régional du Morvan).

  • Plusieurs agriculteurs locaux s’engagent dorénavant dans des programmes de plantation de haies (« Plantons des haies ! », Chambre d’agriculture, 2022), pour reconquérir biodiversité et lutte contre l’érosion.
  • Des études universitaires (Université de Bourgogne, 2018) montrent que la présence de haies favorise la rétention d’eau et peut limiter les conséquences des inondations sur les vallées du Beuvron et de l’Alène, qui traversent la commune.
  • Agroforesterie et gestion durable : les « haies multifonctionnelles », mêlant fruitiers, ligneux, arbustes bas, font leur retour dans les exploitations, retrouvant au passage le savoir-faire local des coupeurs et "tresseurs" de haies, à l'image des ateliers animés à Montaron ou Anost.

Le bocage, enfin, revient aussi dans les initiatives citoyennes de revalorisation du patrimoine vivant : chantiers participatifs, circuits courts pour le bois bûche ou la litière, balisage d’itinéraires de randonnée "de haie en haie".

Un patrimoine vivant à transmettre

Le bocage autour de Moulins-Engilbert reste un livre ouvert qui attend ses lecteurs. De la haie plessée à la mémoire orale, en passant par la biodiversité qu’il héberge silencieusement, il joue un rôle clef dans le maintien d’un paysage rural à visage humain, marqué par la lenteur et la patience de celles et ceux qui, générations après générations, ont appris à lire le vivant dans les haies. Les débats contemporains sur la place du bocage, sa gestion et sa transmission vivent aujourd’hui dans les écoles, les exploitations agricoles, et jusque dans les festivals locaux où l’on, évoque, autour d’une soupe ou d’un feu de bois, ce qui se cache derrière le rideau vert du bocage.

Qu’il s’agisse de protéger la dernière "haie du loup" ou d’apprendre à reconnaître la musique du rossignol cachée dans les aubépines, ce réseau végétal continue d’inspirer ceux qui prennent le temps de s’y attarder, au rythme de la marche ou de la mémoire partagée.

Références utilisées

  • Observatoire des bocages de Bourgogne
  • Archives départementales de la Nièvre, cadastre et minutes de justice
  • INRAE, rapport "Bocages et paysages ruraux de la Nièvre", 2011
  • LPO Bourgogne Franche-Comté, "Inventaire participatif du bocage nivernais", 2019
  • Jean-Louis Beaucarnot, "Toponymie rurale nivernaise"
  • Parc Naturel Régional du Morvan, dossier "Paysages"
  • Université de Bourgogne, étude sur la gestion hydrique du bocage, 2018
  • Chambre d’agriculture de la Nièvre, "Plantons des haies !", 2022
  • Barral, Bulletin de la Société scientifique et artistique du Nivernais, 1908

Les archives

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