Bocages du Corbigeois : récits vivants d’un patrimoine rural sauvegardé

Des haies au fil du temps : pourquoi le bocage marque le paysage autour de Corbigny ?

Le promeneur qui aborde les environs de Corbigny, dans cette frange du Nivernais déjà marquée par les premières hauteurs du Morvan, perçoit vite la structure caractéristique du bocage : un chapelet de parcelles ourlées de haies vives, ponctuées de vieux chênes, d’érables et de charmes. Ce maillage n’est pas seulement pittoresque : il raconte une histoire rurale, modelée par des siècles de pratiques paysannes adaptées au relief accidenté et aux terres humides.

Le terme “bocage” vient des mots germaniques bûke ou bûk, signifiant un petit bois, ou du vieux français boc. Sur la carte de Cassini (XVIII siècle), les limites champêtres figurent déjà, coïncidant souvent avec les tracés actuels – preuve d’une longue continuité (Bibliothèque nationale de France). Située entre la vallée de l’Yonne et les premiers mamelons morvandiaux, la région de Corbigny conserve près de 85 % de bocage traditionnel selon les données de l’INRA (2017), alors que d’autres secteurs ont connu la “remise à blanc” des années 1960-80.

Ce paysage n’a rien d’un décor figé : il est le fruit d’arrangements collectifs, de partages de biens, de droits sur l’eau et le bois, de négociations entre éleveurs et cultivateurs. L’histoire des haies, c’est aussi celle des “bornes” et des “marks”, ces repères que nos aïeux plantaient à la jonction de leurs terres.

Le bocage, reflet d’une société agropastorale singulière

Autour de Corbigny, la structuration bocagère est intimement liée à l’élevage. Jusqu’à la fin du XIX siècle, le partage des surfaces répond à une logique de polyculture-élevage propre au Nivernais : les prés destinés aux charolaises, race bovine qui s’imposera, alternent avec les lopins d’avoine ou de seigle. Si l’on s’attarde sur les registres cadastraux de 1835, on découvre que plus de 40 % des terres aux alentours de Corbigny étaient classées en “prés clôturés” (Archives départementales de la Nièvre).

Chaque haie servait à plusieurs usages :

  • Délimiter les parcelles lors des partages successoraux, suivant la coutume d’Autun qui favorisait une division certaine du terroir (G. Chevalier, Le Morvan et ses paysans, 1999).
  • Nourrir les bêtes grâce aux feuilles coupées en “trognes”, notamment de frêne et de charme – usage tombé en désuétude mais encore vivace dans certains hameaux.
  • Fournir bois de chauffage et piquets pour les clôtures mobiles.
  • Protéger les bêtes et cultures du vent, du soleil estival, et servir de réservoir à biodiversité (notamment pour le hérisson et la chouette chevêche, mascottes locales !).

On comprend, à lire les anciens relevés et à écouter les récits des anciens, que le bocage, loin d’être un simple vestige, était une infrastructure écologique et sociale, assurant stabilité et solidarité dans les campagnes.

Bocage et biodiversité : une alliance précieuse, toujours d’actualité

Aujourd’hui, le bocage n’est pas seulement mémoire ou image d’Épinal. Les études menées par le Parc Naturel Régional du Morvan confirment sa valeur écologique : près de 820 espèces végétales inventoriées dans le secteur de Corbigny, dont plusieurs raretés (mélampyre des prés, primevère élevée). Du côté de la faune, les haies abritent plus de 60 espèces d’oiseaux nicheurs et jouent le rôle de corridors écologiques pour les chauves-souris, la loutre d’Europe (qui revient timidement sur l’Anguison) ou encore de nombreux insectes auxiliaires (PNRM, 2019).

  • La loutre d’Europe fait son retour depuis 2017 sur la rivière Anguison grâce au maintien de ripisylves épaisses.
  • Plus de 18 espèces de chauves-souris recensées dans les haies et corridors bocagers (Sorbonne Université, 2021).
  • Micro-stations de reproduction de la grenouille agile et du triton crêté fréquemment détectés dans les fossés.

La richesse bocagère n’est pas seulement un atout écologique, c’est aussi un marqueur fort d’un mode de gestion intégrée, rarement égalé ailleurs en Bourgogne. Le bocage assure l’“infiltration douce” des eaux pluviales, limite l’érosion des sols et sécurise les rendements fourragers par microclimat, autant d’enjeux d’avenir face au réchauffement climatique (source : Chambre d’Agriculture de la Nièvre, 2022).

Les menaces passées et actuelles : peut-on vraiment parler d’un bocage “préservé” ?

L’image idéalisée d’une mosaïque inchangée doit être tempérée. Dans les années 1960-80, la modernisation agricole a bel et bien atteint le pays corbigeois. Des tronçons de haies furent arrachés à coups de bulldozer lors des opérations de remembrement, souvent menées à marche forcée : sur la commune de Saint-Didier, 12 km de haies supprimés entre 1967 et 1975 (source : rapport communal, archives municipales).

Mais Corbigny et sa zone périphérique ont mieux résisté que d’autres :

  • Le relief morvandiau rend la grande culture difficile, limitant l’incitation à l’agrandissement des parcelles.
  • La vitalité des petites exploitations familiales, encore nombreuses autour de Corbigny (142 exploitations en 2020, soit une densité deux fois supérieure à la moyenne régionale selon Agreste), contribue à la préservation de la trame bocagère.
  • Le retour des pratiques agroécologiques et des “Paysans de nature” incite à la restauration de bandes boisées et à la multiplication des mares.

La question se pose pourtant : la relève est-elle assurée ? Si les exploitants vieillissants demeurent des gardiens de haies, la pression foncière (projets de photovoltaïque, mutations agricoles) pourrait menacer l’équilibre. Un tiers des exploitations de la zone aura changé de main d’ici 2030 (Insee 2022), avec, selon les orientations de reprise, de vrais risques mais aussi de réelles opportunités de renouveau du bocage.

Histoires de haies, de paysans et de naturalistes : regards croisés sur la mémoire rurale

Le bocage corbigeois ne se résume pas à une question de biodiversité ou de dessin rural. Il est aussi empreint de récits individuels, qui forment une mémoire vivante. Sur la hauteur d’Épiry, Mme Benoist, 85 ans, se rappelle “la corvée des fagots”, quand enfants et grands sortaient aux lueurs de l’automne, sécateur en main, pour prendre ce qu’il fallait “sans abîmer l’haie, sinon le père grondait” (entretien, 2022). Ces gestes, mêlant économie domestique et transmission, dessinent un autre rapport à la nature : usage respectueux, gestion parcimonieuse, attention portée au vivant.

Les naturalistes du Groupe Ornithologique Nivernais, depuis 1985, tiennent un “journal des haies” : les prises de notes signalent chaque année les arrivées de la pie-grièche écorcheur, la parade du loriot ou les premières couvées du rougequeue à front blanc. Une haie, pour eux, n’est jamais anodine : c’est toute une saison qui s’y niche, invisible aux non-initiés.

Les cartes postales anciennes montrent, dès 1910, des pâtures bordées, des paysannes “fauchant sous la ligne des arbustes”, attitude typique d’une gestion qui savait tirer le meilleur parti de chaque recoin. La toponymie, également, parle : “Les Brosses”, “Les Fourches”, “La Haie Sainte-Anne” rappellent cette intimité séculaire entre sociétés humaines et bocages.

Le bocage de Corbigny aujourd’hui : héritage vivant et laboratoire de demain ?

Loin d’être une simple relique, le bocage de Corbigny est aujourd’hui le terrain d’initiatives : restauration de haies par des associations (Prom’Haies Bourgogne), circuits courts autour de la viande bovine issue de prairies bocagères, expérimentations de plantation d’arbres fruitiers dans les interlignes. Le Plan bocager départemental (2019-2025) a pour ambition de replanter 140 km de haies sur la Nièvre, dont près de 25 km dans le bassin corbigeois (source : Conseil Départemental).

  • Des écoles primaires participent à des journées “Plantation citoyenne de haies” — à Corbigny, plus de 600 enfants impliqués depuis 2018.
  • Certaines exploitations réintroduisent la “trogne morvandelle”, cette taille régulière d’arbres pour la biomasse et le fourrage.
  • La valorisation de produits issus des bocages, tels les miels de haies ou les fromages affinés en caves de pierre, noue un lien nouveau entre patrimoine agricole et dynamique économique locale.

Ce bocage n’est donc ni musée, ni décor passéiste. Il demeure un vivant laboratoire d’adaptation, témoin de la résilience et de l’inventivité rurale, capable d’inspirer de nouvelles voies, pour la biodiversité comme pour l’alimentation, dans cette terre de lisière entre plaines nivernaises et collines morvandelles.

Parc Naturel Régional du Morvan, Archives départementales de la Nièvre, Conseil Départemental de la Nièvre, INRA, Chambre d’Agriculture, Agreste Bourgogne-Franche-Comté, Groupe Ornithologique Nivernais, entretiens de terrain.

Les archives

Marcher dans les bocages de Corbigny : miroir vivant de l’âme nivernaise

Autour de Corbigny, petite ville à la lisière du Morvan et du Bazois, se déploient des kilomètres de bocage, ce maillage de haies, de prairies et de bosquets qui semble découper le paysage en une mosaïque...

Quand bois et haies dessinent le Morvan : la force modelante des bocages et des forêts

Avant de marcher sur ces terres, il faut les imaginer nues. Au temps de César, le Morvan apparaissait aux yeux des Romains comme un massif de « forêts inextricables et de marais » (cf. Jules César, La Guerre des...

Dans les coulisses du Bazois : la vie secrète des haies bocagères et leur rôle dans la biodiversité

Le Bazois, ce territoire du Morvan longtemps méconnu mais oh combien attachant, se distingue par son cœur bocager. Ici, la haie ne se contente pas de séparer ou d’orner les champs : elle structure le paysage, d...

Du bocage aux plaines ouvertes : mutations et défis des paysages agricoles dans le sud Nivernais

Cheminer dans le sud Nivernais, c’est traverser une mosaïque de contrées, de l’opulent bocage du Bazois aux vastes ouvertures de la vallée de la Loire. Ce territoire, à la fois porte et cœur du Nivernais...

Au fil des haies, secrets et héritages du bocage autour de Moulins-Engilbert

En arrivant à Moulins-Engilbert, le promeneur est aussitôt happé par cette succession de champs ourlés de haies, de talus et de vieux chênes, qui dessinent un paysage presque secret. Ici, le bocage traditionnel compose la trame du territoire...