Du fil de l’eau au fil du temps : Nièvre, un nom qui raconte un territoire

La rivière Nièvre : racines d’un nom et d’un territoire

La Nièvre, avant de désigner un département, est d’abord une rivière discrète, longue de 49 kilomètres, qui traverse le cœur de la région éponyme avant de se jeter dans la Loire à Nevers. Mais pourquoi ce cours d’eau, moins connu que la Loire ou l’Yonne, a-t-il donné son nom à tout un département ? S’arrêter à la surface de cette histoire serait ignorer la richesse d’un choix emblématique, décidé à un moment charnière de l’histoire de France : la Révolution.

Un nom venu du gaulois, témoin des anciens peuples

La Nièvre tire son nom du gaulois *Nara* ou *Nebra*, signifiant “eau” ou “rivière rapide” selon les linguistes (voir Ernest Nègre, Toponymie générale de la France, 1990). Comme la plupart des rivières de France, son appellation plonge dans un passé celtique puis latinisé : Nivara ou Nevara dans les textes du Moyen Âge. Ce patronyme fluide et ancestral va, en 1790, devenir le nom du département organisé lors de la division administrative du royaume, privilégiant des limites naturelles et non plus féodales.

  • Superficie du département de la Nièvre aujourd’hui : 6 817 km²
  • Population estimée en 2024 : 196 942 habitants (source INSEE)
  • La rivière Nièvre traverse 17 communes avant de rejoindre la Loire

1790 : choisir un nom pour une nouvelle entité

La création des départements, en plein tumulte révolutionnaire, obéit à un double impératif : éliminer les entités seigneuriales au profit de critères rationnels (rivières, montagnes) et choisir des noms neutres, débarrassés des souvenirs féodaux. Pour ce département du centre-est, on pouvait hésiter entre Loire, Morvan, Nivernais... Mais c’est la Nièvre qui l’emporte. Pourquoi ? Un jeu subtil entre neutralité politique, géographie et symbolique.

Un choix ni neutre ni anodin

La commission chargée du découpage, menée par l’abbé Sieyès et ses collègues, voulait éviter les noms évoquant trop ouvertement le passé royal ou religieux. Le “Nivernais”, qui aurait rappelé l’ancien duché féodal bâti autour de Nevers, fut jugé trop connoté. Morvan aurait mieux évoqué le massif, mais il ne recouvre qu’une partie du territoire. Reste la Nièvre, nom de rivière effacé mais omniprésent, versant dans la Loire, traversant Nevers, nouvelle préfecture. En nommant les territoires d’après leurs cours d’eau, la République voulait, pour citer le député Thouret, “faire de l’eau vive le lien entre les hommes d’un même sol”.

  • 82 départements sur 83 reçoivent un nom “naturel” (source : Assemblée nationale, Archives parlementaires 1790)
  • Le nom “Nièvre” était alors relativement peu valorisé dans les textes officiels antérieurs à 1790 : choix marqué par le désir d’effacer le passé nobiliaire

Le nom, fil d’identité : Nièvre dans la mémoire, l’administration, l’imaginaire

Une identité naissante : de la “province du Nivernais” à la “Nièvre”

La province du Nivernais disparaît officiellement au profit de la Nièvre, mais les deux réalités restent longtemps imbriquées. Les Nivernais sont alors invités à devenir “Nivernais de la Nièvre”. Cette identité se forge d’abord par l’administration : la Nièvre, c’est désormais une sous-préfecture à Château-Chinon, une préfecture à Nevers, une carte cadastrale, des courriers au cachet départemental. Les sociétés savantes ajustent leur nom (“Société nivernaise des lettres, sciences et arts”). Rapidement, la Nièvre s’épaissit d’une réalité statistique, administrative, puis d’une réalité vécue et racontée.

L’ancrage par le paysage

  • Les rivières : la Nièvre, mais aussi l’Yonne et la Loire, restent au cœur de l’imaginaire local. Les anciennes gravures de Cassini ou les cartes du XIXe montrent un département “dessiné par l’eau”, tissant un écosystème mêlant vallons, bocages et forêts du Morvan (cartes Cassini consultables ici).
  • Le canal du Nivernais : creusé à partir de 1784 et achevé en 1841, il suit la vallée de l’Yonne et de la Nièvre, reliant le bassin de la Loire à celui de la Seine. Ce projet façonne villes et bourgs, du port fluvial de Decize aux écluses de Baye.
  • Des villages à toponymie “niévroise” : On rencontre de nombreux “Nièvre” : Nièvre-sur-Loire, La Chapelle-Saint-André (traversée par la Petite Nièvre), La Nièvre.

La Nièvre aux Archives : traces, cartes et récits

Explorer les fonds d’archives, c’est suivre le cheminement d’une construction identitaire. On y découvre :

  • Le décret du 26 février 1790 : actant la création des départements, retient la Nièvre comme nom officiel.
  • La première carte départementale dressée en 1793 (consultable aux Archives départementales de la Nièvre).
  • Les recensements de population dès 1801 : le préfet, le sous-préfet de Château-Chinon, le maire de Clamecy, signent fièrement “le maire de la commune de la Nièvre... du département de la Nièvre”.

L’acte de baptême administratif s’accompagne d’une profusion de cartes et de récits :

  • Les cartes du XIXe siècle (Gallica BNF) montrent les variations des limites départementales, parfois contestées, parfois affinées, mais toujours fidèles à la rivière.
  • Anecdotes d’archives : les doléances de villageois, dans les premiers cahiers de la Nièvre révolutionnaire, évoquent plus “nos rivières, nos forêts, nos prés” que les anciens fiefs : signe d’une appropriation rapide du nouveau nom.
  • Correspondances et journaux locaux du XIXe : la Nièvre commence à s’imposer dans la presse régionale, remplaçant peu à peu l’ancien “Nivernais”.

Un nom au cœur des enjeux contemporains et des imaginaires

Si la Nièvre a servi de patronyme administratif, elle porte aussi une charge symbolique et poétique. Pour de nombreux écrivains locaux, de Romain Rolland à Jules Renard (né à Châlons-du-Maine mais maire de Chitry-les-Mines), la “Nièvre” évoque douceur et discrétion. Rolland écrivait dans ses “Cahiers de la Nièvre” en 1910 : “La Nièvre, c’est la patience, la mémoire de l’eau...”.

  • La Nièvre, symbole de ruralité tranquille : La densité de population, tombée à 29 habitants par km² en 2021 (source INSEE), nourrit une image de territoire préservé, parfois injustement qualifié de “désert rural” mais célébré pour son authenticité.
  • Patrimoine fluvial et panneaux de randonnée : L’appellation “Nièvre” balise de nombreux sentiers (“Sentier de la Petite Nièvre”, “Boucle des deux Nièvres”), faisant du nom un repère pour marcheurs et amoureux de nature.
  • Identité revendiquée : Lors des débats sur la réforme territoriale (fusion de régions en 2016), les habitants ont largement défendu le maintien de la “Nièvre”, refusant tout effacement au profit d’entités plus vastes. Articles et motions du Conseil départemental de 2015 en témoignent (“Le Journal du Centre”).

Ce que la Nièvre murmure encore aujourd’hui

Sous le nom “Nièvre”, s’exprime doublement l’histoire d’une rivière et celle d’un engagement républicain : faire du territoire une réalité vécue, partagée, transmise. Le mot a traversé l’oubli du passé préceltique, la force féodale, la grande fracture révolutionnaire, la modernité des routes et du rail. Si la Nièvre a donné son nom au département, c’est que cette rivière, au-delà de ses méandres discrets, symbolise le patient travail de liaisons — entre villages, entre générations, entre mémoire et projet.

Récemment encore, la Nièvre inspire des initiatives collectives : festivals “Rendez-vous du Flottage”, écomusées, sentiers bannissant le bitume pour retrouver le fil de l’eau. Elle irrigue aussi l’imaginaire contemporain, qu’il s’agisse des documentaires diffusés sur France 3 Bourgogne, des ouvrages de la Société académique du Nivernais, des témoignages de “vieux du pays” évoquant encore le “pays de la Nièvre”, où le nom a toujours une saveur de terroir vivant, loin des frontières administratives sèches.

  • Sources complémentaires :
  • “Chronique de la Nièvre”, Jean-Marie Théron, 2005
  • Dictionnaire historique des noms de lieux – Dauzat & Rostaing
  • Archives départementales de la Nièvre (fonds révolutionnaires, cartes cadastrales XIXe)
  • INSEE, chiffres démographiques 2022-2024
  • Le Journal du Centre, articles 2015-2023

Si l’on suit la Nièvre au fil de ses méandres, c’est toute la singularité de ce département qui se révèle : une identité lente, fluide, enracinée, qui continue d’inspirer celles et ceux qui prennent le temps d’écouter ce que nous murmure le nom du territoire.

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