Forêt des Bertranges : Portrait botanique d’un grand livre feuillu

Un massif hors normes au cœur du Nivernais

À l’est de La Charité-sur-Loire, la forêt des Bertranges s’étend sur près de 9 000 hectares, coiffant d’un manteau vert profond les reliefs du Haut-Nivernais. Considérée comme l’un des plus vastes massifs de feuillus d’un seul tenant en France, les Bertranges constituent un cas d’école pour quiconque s’intéresse à l’histoire forestière hexagonale, à la gestion des milieux naturels ou à la relation séculaire entre l’homme et la forêt.

Souvent associée dans les mémoires et les récits aux prouesses navales et ferroviaires de l’Ancien Régime, la forêt des Bertranges déploie aujourd’hui, à quelques kilomètres des rives ligériennes, une étonnante mosaïque d’essences. Qui domine ce royaume végétal ? Quels arbres façonnent son identité et participent à ses équilibres écologiques et économiques ? C’est tout l’objet de cette exploration.

Le chêne sessile, souverain incontesté

Impossible d’évoquer les Bertranges sans placer le chêne sessile (Quercus petraea) au sommet de la hiérarchie végétale. Sur l’ensemble du massif, il représente près de 65 % de la surface forestière (source : Office national des forêts — ONF, 2021), souvent en peuplements purs, parfois mêlé de quelques charmes ou autres essences pionnières. Ce taux remarquable, relativement stable depuis le XIXe siècle, fait du chêne des Bertranges l’un des plus réputés d’Europe pour la qualité de son bois.

  • Un bois historique : Depuis le Moyen Âge, les chênes de Bertranges sont recherchés pour la construction navale et la tonnellerie. Tradition héritée du réserve royale de Colbert en 1675, dont le credo était la préservation des plus belles futaies pour la Marine française (source : Histoire des forêts françaises, Jean-Pierre Poussou).
  • Lenteur et majesté : Dans certaines parcelles, les chênes dépassent allègrement les 250 ans d’âge et culminent entre 30 et 45 mètres. Leur ligne droite et leur croissance régulière résultent d’une gestion exemplaire en futaie régulière, avec sylviculture raisonnée et coupes soignées.
  • Un terroir distinctif : L’acidité des sols siliceux, l’altitude modérée (200 à 350 m) et le climat à tendance continentale offrent au chêne sessile des conditions de croissance optimales et une texture de bois fine et serrée, idéale pour l’élevage des grands vins de Bourgogne (tonnelleries Rousseau, Damy).

Le chêne pédonculé (Quercus robur) est présent de façon plus anecdotique, souvent en lisière ou en zone humide, mais cède largement le pas au chêne sessile, plus résistant à la sécheresse et mieux implanté sur les plateaux légèrement acides.

Charme, hêtre, bouleau : compagnes et ardents seconds rôles

La prédominance du chêne n’épuise pas pour autant la diversité des Bertranges. Parmi ses compagnons réguliers, on retrouve principalement :

  • Le charme (Carpinus betulus), souvent en sous-étage, servant à la fois d’accompagnateur et de régénérateur naturel, représentant environ 18 % du peuplement actuel, parfois en lisière des jeunes peuplements (ONF, 2021).
  • Le hêtre (Fagus sylvatica), qui se faufile localement dans les fonds humides ou les expositions nord, atteignant parfois des dimensions notables sur les versants frais.
  • Bouleau, tremble et érable apparaissent, en pionniers sur coupes récentes ou clairières, jouant un rôle clé dans la recolonisation et la biodiversité ; le bouleau blanc (Betula pendula) marque ainsi la trace des interventions humaines passées et des tempêtes.

À la lumière de la gestion forestière, ces essences « associées » jouent un rôle cardinal dans la protection, le renouvellement et la diversité. Le charme, par exemple, préparerait le sol et apporterait une certaine fraîcheur d’humidité aux jeunes chênes. Anecdote transmise par les gardes de l’ONF : lors des coupes à blanc menées au XIXe siècle, les charmes repoussaient souvent deux fois plus vite que les chênes ; il fallait donc élaguer régulièrement pour éviter l’étouffement des jeunes plants de chêne.

Des feuillus, surtout, mais pas uniquement

Si la réputation des Bertranges tient à ses feuillus, en particulier aux chênes « de futaie », quelques parcelles abritent une présence discrète, mais non négligeable, de résineux. Ces derniers, introduits à la faveur des reboisements du XXe siècle (moins de 6 % de la surface totale), n’ont jamais supplanté l’esprit du massif ; ils se cantonnent à des zones précises et n’offrent ni la longévité, ni la régularité de croissance des chênes.

  • Pin sylvestre (Pinus sylvestris) et douglas (Pseudotsuga menziesii) servent parfois de brise-vent ou de coupe-feu, mais l’échec relatif de leur acclimatation a confirmé la prédilection locale pour le chêne, mieux adapté aux sols acides.
  • Sapin pectiné (Abies alba) apparaît çà et là, vestige d’anciennes tentatives de diversification forestière dans les années 1920-1950.

De la biodiversité à la gestion durable : un équilibre subtil

La spécificité de la forêt des Bertranges repose sur la longue histoire de sylviculture qui la lie aux pratiques humaines : coupe réglée (cycle de 180 à 220 ans), plans d’aménagement de l’ONF, certification PEFC, arbitrage entre production de bois d’œuvre et préservation des habitats naturels. Chiffre marquant : chaque hectare de Bertranges héberge en moyenne 35 à 42 espèces d’arbres et d’arbustes indigènes (source : Conservatoire botanique national du bassin parisien, 2013).

La forêt accueille, au gré des microhabitats, une succession d’essences secondaires :

  • Frêne (en fort déclin du fait de la chalarose)
  • Merisier, sorbier des oiseleurs, poirier sauvage
  • Noisetier, aubépine, sureau dans les haies et lisières
  • Saules et aulnes sur les zones humides et bords de ruisseaux, contribuant à la diversité entomologique (scarabées, papillons rares)

Les pratiques sylvicoles actuelles intègrent la création de réserves biologiques dirigées, laissant vieillir certains îlots de vieux chênes et charmes pour renforcer la dynamique naturelle. C’est ainsi qu’on redécouvre, dans des futaies laissées en libre évolution, de véritables cathédrales végétales où le bois mort devient un refuge majeur pour la faune saproxylique : pics noirs, lucanes cerfs-volants, chauves-souris forestières.

Essences et histoire : quand les arbres racontent le pays

La composition de la forêt des Bertranges doit beaucoup à son histoire. Dès le XIIIe siècle, elle était le théâtre des « marches aux vins », où les moines de La Charité forçaient le passage pour transporter le tonneau de vin, donnant naissance à des clairières aujourd’hui peuplées de charmes. Au XIXe siècle, la pression des charbonnières de la fonderie de La Machine aboutit à d’immenses clairières promptement recolonisées par boulot et tremble.

En 1917, sous la « Forêt des Poilus », des soldats américains venus couper le chêne pour les tranchées de l’Aisne laissèrent derrière eux des semis de douglas aujourd’hui encore reconnaissables, anecdote rapportée par Robert Courtel dans La Mémoire des Bertranges (Éd. Alan Sutton, 2002).

Cartes, legs et enjeux contemporains

Si l’on consulte la Carte d’état-major de 1866 (IGN, Géoportail), on constate déjà une large dominante de chênes sur le massif, les friches et landes étant progressivement remplacées par de véritables futaies. Aujourd’hui, les enjeux climatiques, la progression de la sécheresse estivale ou les maladies émergentes (dont le dépérissement du chêne) imposent aux gestionnaires d’envisager une plus grande diversité des essences pour garantir la résilience de la forêt.

  • Des expérimentations sont en cours pour introduire orme résistant, cormier, voire chêne pubescent, mieux adaptés aux futurs climats.
  • Certains ilots sont laissés en évolution libre pour observer la réponse spontanée du milieu.
  • Les arbres remarquables (et souvent pluricentenaires) font l’objet de suivis scientifiques et, parfois, d’un classement patrimonial au titre des arbres remarquables de France (ONG ARBRES, Ministère de l’Environnement).

La forêt des Bertranges, miroir vivant du Nivernais

À travers ses paysages, ses allées bordées de chênes centenaires, ses clairières où prospèrent charmes et bouleaux, la forêt des Bertranges incarne la richesse botanique, mais aussi la mémoire vivante du Nivernais. Elle témoigne de l’équilibre fragile entre économie du bois, traditions locales et enjeux écologiques actuels.

Arpenter ce massif, c’est traverser l’un des plus grands livres ouverts sur l’histoire de notre relation à la forêt : récit d’un règne sans partage du chêne sessile, mais aussi des changements discrets qu’y impriment les autres essences, l’homme et le climat. Dans les Bertranges, chaque arbre ajoute sa page, mais c’est la forêt entière qui raconte l’avenir possible des paysages du Morvan.

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